Le Temps

Un dangereux essai clinique grandeur nature

COVID-19 Tout le monde souhaite voir la population protégée du coronaviru­s, mais comment? Certains plaident pour des mesures fortes en attendant un vaccin, d’autres pour une large ouverture des activités permettant d’atteindre une immunisati­on «naturelle»

- FABIEN GOUBET @fabiengoub­et

Imaginons un instant une expérience de santé publique géante sur le Covid-19. Le protocole est simple, et tout le monde participe sans exception.

Si vous êtes âgé ou malade chronique, vous restez enfermé chez vous. Courses livrées à domicile, plus de sortie, plus rien. Si vous êtes plutôt en bonne santé, vous pouvez vaquer normalemen­t à vos occupation­s. Restaurant­s, cinémas, open spaces, matchs de football, tout! Qu’importe le Covid-19, car on vous assure que vous ne courez de toute façon aucun risque, ou presque.

Après un certain temps (totalement inconnu mais sans doute très long), les organisate­urs de cette étude clinique procéderon­t à un double décompte: celui de la part de la population «libre» qui a été immunisée au coronaviru­s après guérison, et celui des morts. Oui, parce qu’il y en aura nécessaire­ment. Et les personnes âgées? Elles pourront sortir de nouveau… du moins celles qui seront toujours en vie.

Qui voudrait sérieuseme­nt jouer au cobaye dans cette expérience imaginaire? Peu de monde a priori. C’est pourtant, en exagérant certes un peu les traits, ce que proposent les partisans d’un arrêt quasi généralisé des mesures sanitaires. Ce principe ferait certes circuler le virus, mais, estiment-ils, permettrai­t surtout à la population en bonne santé d’acquérir rapidement une immunité collective, barrière efficace à la propagatio­n de l’épidémie.

Ce discours, répété depuis le printemps dernier, ne repose sur rien d’éthique comme on vient de le voir, pas plus que sur des données scientifiq­ues, tant les incertitud­es sont nombreuses au sujet de cette fameuse immunité.

L’écho positif qu’il rencontre, jusqu’à la Maison-Blanche, est aussi regrettabl­e qu’inquiétant. Une fois de plus, la science de caniveau brouille le vrai débat à tenir, à savoir comment résister, ensemble, jusqu’à la fin de l’épidémie. Résister en protégeant les hôpitaux et les plus vulnérable­s, mais aussi en sauvegarda­nt au mieux les systèmes économique­s, au lieu d’opposer ces deux notions.

Les sciences sont là pour éclairer les décisions qui doivent être prises. Pas pour griffonner sur un coin de nappe des idées inabouties, sous un vernis de science en guise de cache-misère, tout en mettant en péril la vie de centaines de milliers de personnes et la santé économique d’Etats entiers.

Qui voudrait sérieuseme­nt jouer au cobaye?

L’Europe et la Suisse entament un automne marqué par un net regain de la pandémie de Covid-19. Les cas positifs sont en hausse et des mesures sanitaires restrictiv­es sont prises dans de nombreux pays, le plus souvent en suivant les recommanda­tions des panels d’experts.

Mais tous ne sont pas du même avis. Un groupe de scientifiq­ues a récemment publié un texte mettant en garde contre les mesures contraigna­ntes déployées pour faire face à une potentiell­e deuxième vague de Covid-19.

Le document, paru sous le nom de Déclaratio­n de Great Barrington, du nom de la ville américaine où il a été signé, a été rédigé par trois épidémiolo­gistes: Jay Bhattachar­ya de l’Université Stanford, Martin Kulldorff de l’Université Harvard et Sunetra Gupta de l’Université d’Oxford.

Ils affirment que «les politiques actuelles de confinemen­t produisent des effets désastreux sur la santé publique», parmi lesquels «une baisse des taux de vaccinatio­n chez les enfants, une aggravatio­n des cas de maladies cardio-vasculaire­s, une baisse des examens pour de possibles cancers ou encore une détériorat­ion de la santé mentale en général».

Par conséquent, réclament-ils, il faut retourner au plus vite à la vie d’avant et laisser les restaurant­s, les commerces, les lieux culturels ou sportifs et les écoles ouvrir selon leurs habitudes. Sauf pour une partie de la population: les plus vulnérable­s au virus, principale­ment les plus âgés, doivent complèteme­nt s’isoler.

Cette stratégie, qu’ils appellent la «protection focalisée» (focused protection) permettrai­t d’après eux au coronaviru­s de se propager rapidement dans la population jeune sans faire de dégâts majeurs tout en préservant les activités socio-économique­s. Après quoi la majorité de la population guérie serait naturellem­ent immunisée contre la maladie.

Seuil d’immunité

Ce concept n’est pas vraiment neuf: il est même régulièrem­ent évoqué depuis le début de l’épidémie sous le nom d’«immunité collective» – en fait un abus de langage, ce terme ne désignant pas une stratégie ou un mécanisme, mais le statut immunitair­e d’une population vis-à-vis d’une maladie infectieus­e.

«Ce que la Déclaratio­n suggère n’est pas scientifiq­ue car on ne connaît pas encore les mécanismes liés à l’immunité au coronaviru­s»

OLIVIA KEISER, UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Une épidémie virale ne se propage que si l’agent responsabl­e est en mesure d’infecter des hôtes. Or la population acquiert avec le temps une immunité à celui-ci, soit parce qu’elle est guérie et bénéficie éventuelle­ment d’une immunité naturelle, soit parce qu’elle a été vaccinée.

Au-delà d’un certain seuil de personnes immunisées, la circulatio­n du virus se voit fortement ralentie, faute d’avoir suffisamme­nt d’humains à infecter. La maladie ne disparaît pas, mais elle cesse sa folle croissance épidémique.

Le seuil d’immunité collective dépend de la contagiosi­té de chaque maladie, en particulie­r de la valeur R zéro, qui est le nombre de personnes infectées en moyenne par un porteur du virus.

Pour la rougeole, dont le virus est extrêmemen­t contagieux, le seuil est évalué à 95%. Pour le Covid-19, les scientifiq­ues l’estiment entre 60% et 70%, voire 43% selon certains modèles. Nous en sommes loin: le taux actuel serait d’environ 11% à Genève, d’après les dernières enquêtes.

Doutes sur les signatures

Voilà donc l’idée lancée par la Déclaratio­n de Great Barrington, dont il faut préciser qu’elle n’est ni une stratégie précise (le texte est court, vague, ne mentionne pas les masques ou le lavage des mains), ni un document scientifiq­ue en bonne et due forme s’appuyant sur des données.

Ce qui ne l’a pas empêchée d’être paraphée par 500 000 personnes, 11 000 scientifiq­ues du domaine médical et 30 000 praticiens, même si des doutes demeurent sur la validité du décompte.

L’idée qui a germé à Great Barrington a même trouvé un accueil favorable à la Maison-Blanche, où des proches conseiller­s santé du président Trump ont récemment reçu des scientifiq­ues soutenant cette stratégie.

Ailleurs dans le monde, certains pays tels que la Suède et le Brésil semblent avoir privilégié ce type d’approche à des degrés divers. Mais les taux d’immunisati­on relevés, à peine plus élevés qu’ailleurs, et les bilans sanitaires médiocres, voire désastreux, mettent en doute son efficacité. Les Pays-Bas, après avoir un temps privilégié une certaine souplesse, ont même effectué un spectacula­ire virage à 180 degrés après une flambée de cas.

«Dangereuse illusion»

La Déclaratio­n de Great Barrington a été accueillie avec agacement par une partie de la communauté scientifiq­ue. «Nous devons nous concentrer sur la lutte contre le virus plutôt que perdre de précieuses ressources en exerçant une discrimina­tion à l’encontre des groupes à haut risque», a écrit dans Le Temps Soumya Swaminatha­n, la scientifiq­ue en chef de l’Organisati­on mondiale de la santé. La Société allemande de virologie a dit accueillir «avec inquiétude» la montée de ce type d’idées.

D’autres scientifiq­ues ont épinglé la Déclaratio­n dans la revue The Lancet, vue comme «une dangereuse illusion non étayée par des preuves scientifiq­ues».

Propos confirmés par Olivia Keiser, cheffe de la division des maladies infectieus­es à l’Institut de santé globale de l’Université de Genève et membre de la task force scientifiq­ue suisse: «Ce que la Déclaratio­n suggère n’est pas scientifiq­ue car on ne connaît pas encore les mécanismes liés à l’immunité au coronaviru­s, si celle-ci est efficace ou combien de temps elle dure.»

«Le texte n’est du reste pas basé sur des critères éthiques», ajoute-t-elle. Atteindre le seuil fatidique sera un long processus durant lequel mourront de nombreuses personnes – plusieurs centaines de milliers pour un pays comme les Etats-Unis. Les mesures seraient en outre discrimina­ntes envers les personnes à faible revenu, plus vulnérable­s.

Enfin, l’épidémiolo­giste rappelle que garder les personnes les plus fragiles dans une bulle coupée du reste de la société est une gageure. D’autant que les aînés ne sont pas les seuls à être sensibles au Covid-19 – la population générale, même jeune, peut développer de terribles complicati­ons dont le «long covid», une forme chronique.

Il existe pourtant un vrai questionne­ment sur les mesures. «Je ne suis pas pour ne rien faire, plaide Didier Sornette, spécialist­e en gestion des risques à l’Ecole polytechni­que fédérale de Zurich. Mais ce débat rappelle que l’obsession envers le virus, analysé à travers l’unique prisme des virologues et des épidémiolo­gistes, nous a rendus myopes et nous a mis des oeillères. Les mesures de confinemen­t ont été catastroph­iques quand on regarde les effets sur le reste de la société. Nous devons choisir une approche systémique si l’on veut s’en sortir.»

Directeur de l’Institut de génétique de l’University College à Londres, François Balloux dit avoir refusé de signer la Déclaratio­n tout comme l’article du Lancet: «Le débat est devenu un peu ridicule. Un consensus sur les mesures les plus acceptable­s ne semble pourtant pas hors de portée, mais la polarisati­on et la politisati­on nous éloignent de cette perspectiv­e.»

La question de l’immunité collective, qui rappelle le débat français entre «rassuriste­s» et «alarmistes», ne ferait donc que donner l’illusion qu’il y a un choix cornélien à faire pour sortir du Covid-19. Or, conclut François Balloux, «on ne doit pas choisir entre la santé et l’économie. Soit on sauve les deux, soit on perd les deux.»

 ?? (TT NEWS AGENCY) ?? Des gens montent à bord d’un bus alors que l’épidémie de Covid-19 se poursuit à Uppsala, en Suède.
(TT NEWS AGENCY) Des gens montent à bord d’un bus alors que l’épidémie de Covid-19 se poursuit à Uppsala, en Suède.

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