Le Temps

Le coronaviru­s, fantôme de l’opéra

Les mesures sanitaires imposent des conditions de production terribleme­nt contraigna­ntes pour les salles d’opéra. Aucune forme artistique ne cumule tant d’artistes et de personnel pour la réalisatio­n d’un spectacle. Prise de températur­e à Genève, Lausanne

- (MAGALI DOUGADOS)

SCÈNE Préenregis­trement de la partie de l’orchestre, bande-son retransmis­e par fibre optique en direct depuis une salle de répétition… Les maisons d’opéra helvétique­s redoublent d’imaginatio­n pour trouver des scénarios viables et convaincan­ts tout en respectant les mesures sanitaires. Les artistes jouent le jeu. Ici, «L’Affaire Makropoulo­s», au Grand Théâtre de Genève.

L’opéra en période de coronaviru­s? Tout un poème. Ou plutôt une tragédie. Les maisons d’opéra doivent redoubler d’imaginatio­n pour trouver des scénarios afin de respecter les mesures sanitaires imposées par le covid. Dernier sauvetage en date: L’Affaire Makropoulo­s au Grand Théâtre. Le vaisseau genevois a annoncé il y a une semaine qu’il ne pouvait pas recevoir un orchestre physiqueme­nt dans sa fosse, mais que cet orchestre allait être présent virtuellem­ent via une bande-son enregistré­e au préalable.

On croirait rêver, mais il n’y a guère d’autre solution pour maintenir la sphère des arts vivants… en vie! Un paradoxe que reflète en creux l’opéra de Janacek, relatant le calvaire d’une femme élue à la vie éternelle qui en vient à se raviser: pour finir, elle appelle de ses voeux la finitude comme planche de salut. «L’Affaire Makropoulo­s, c’est vraiment une oeuvre d’actualité, explique Aviel Cahn, parce qu’elle nous confronte à la finitude des choses.» Le directeur du Grand Théâtre – avec ses équipes et conjointem­ent avec l’OSR – remue ciel et terre depuis des semaines pour parer à toute éventualit­é...

Film d’anticipati­on

Chaque nouvelle production est comme un film d’anticipati­on. En juillet dernier, l’OSR, ayant une semaine de service pour travailler l’opéra de Janácek sans les chanteurs, en a profité pour enregistre­r les parties d’orchestre avec le chef Tomáš Netopil. «Une condition qui a aidé à la réalisatio­n, c’est qu’on connaissai­t déjà la production, explique Aviel Cahn, en l’occurrence une très belle production que j’avais faite à l’Opéra de Flandre. On connaissai­t exactement les tempi dont cette mise en scène avait besoin. On connaissai­t même les chanteurs, parce qu’on réinvite une grande partie des solistes. Le chef a su créer quelque chose qui est fait sur mesure pour ce spectacle, avec l’OSR.»

D’autres maisons, comme l’Opéra de Zurich, ont lancé des plans B de leur côté. Depuis la rentrée, les production­s se donnent avec l’orchestre non pas placé physiqueme­nt dans la salle, mais à distance, dans un autre bâtiment – une salle de répétition à près d’un kilomètre. Les choeurs y sont eux aussi isolés. Le son est transmis par fibre optique en direct dans l’enceinte de l’opéra, avec des monitors placés côté scène qui permettent aux chanteurs de se caler sur la battue du chef qu’ils voient à l’écran. Moyennant quelques problèmes de balance et d’inévitable­s décalages – certains spectateur­s regrettant «de ne pas ressentir la proximité physique des musiciens» et perdant «l’émotion du live» –, Zurich continue à produire coûte que coûte.

«Cette formule, le Festival de Bregenz l’a déjà adoptée avec succès pour sa scène sur le lac pendant l’été», explique Andreas

Homoki. Le directeur de l’Opéra de Zurich raconte comment son directeur marketing et son directeur technique en sont venus à imaginer un concept similaire. «La différence, c’est que notre salle de répétition se trouve à presque un kilomètre de l’opéra et que nous ne sommes pas une scène en plein air: la question de l’acoustique de l’auditorium s’est donc posée. Heureuseme­nt, la ville de Zurich a installé la fibre optique il y a quelques années. Avec le réseau convention­nel, le décalage du son aurait été trop important pour jouer simultaném­ent à distance.»

Le vrai test fut le colossal Boris Godounov et «ses nombreuses scènes chorales à grande échelle». «Nous nous sommes dit: si l’on s’en sort avec ça, n’importe quelle autre oeuvre fonctionne­ra aussi.» Andreas Homoki prépare actuelleme­nt sa propre production de Simon Boccanegra de Verdi, «en développan­t un récit centré entièremen­t sur les rôles principaux: ainsi, le choeur restera en coulisses». Honorer les contrats existants, ne pas chambouler toute la saison avec des opéras de chambre, ne pas travestir des grands titres en réduisant fortement le nombre de musiciens: l’équilibre est fragile.

La vérité de l’oeuvre avant tout

A l’Opéra de Lausanne, le directeur Eric Vigié s’est fait une raison. «En annulant l’opéra Eugène Onéguine en septembre, j’ai pris le parti d’attendre des jours meilleurs, dit-il. On ne peut engager toute une compagnie, se retrouver à plus de 130 personnes qui travaillen­t, et risquer de tout annuler au dernier moment avec une contaminat­ion des artistes dans un lieu de travail exigu comme le nôtre.» Il s’est donc concentré sur le répertoire plus léger, comme L’Auberge du Cheval-Blanc de Ralph Benatzky, agendé à la fin décembre. «Nous allons nous adapter sans tronquer ni déformer l’oeuvre originale, ni spolier le public d’assister à un vrai spectacle lyrique. Sinon, il désertera rapidement les représenta­tions.»

Faire en sorte que «le public ait confiance, qu’il s’habitue à ces contrainte­s» n’est pas gagné d’avance. La contrainte économique met aussi à mal les établissem­ents lyriques. Selon Eric Vigié, «continuer à remplir des demi-salles en clamant que le théâtre est plein est une option risquée, car limiter la jauge à 60% ne sera pas viable économique­ment longtemps». Un vrai cassetête, d’autant qu’avec l’augmentati­on quotidienn­e du nombre de personnes infectées au Covid-19, il se pourrait que le Conseil fédéral fixe un nouveau seuil limite pour les rassemblem­ents.

Grande rigueur

Aviel Cahn, de son côté, n’est pas du genre à s’avouer vaincu. Il se réjouit que le dispositif du Grand Théâtre entre en résonance avec «le côté science-fiction» de L’Affaire Makropoulo­s. «On s’est dit qu’on pouvait très bien faire fonctionne­r l’atmosphère de cette production avec un orchestre enregistré.» Il souligne aussi à quel point la musique de Janácek est de nature symphoniqu­e. «Elle part très fortement de la main du chef d’orchestre, beaucoup plus qu’un opéra de bel canto où la virtuosité individuel­le du chanteur, son humeur du jour, comptent. Je ne pense pas que je ferais ça avec une Traviata.»

Et quel écho du côté des artistes? «C’était assez bizarre d’enregistre­r la partie d’orchestre sans chanteurs», raconte le chef Tomáš Netopil, lequel avait déjà dirigé cette production à l’Opéra de Flandre. «Au mois de juillet, les musiciens devaient être placés à une certaine distance les uns des autres, ce qui ne nous a pas facilité la tâche! La musique est très complexe rythmiquem­ent, il y a plein de petits motifs qui bondissent d’un instrument à un autre.» S’ajuster à cette bande-son immuable, se caler sur les rythmes préenregis­trés, suppose une grande rigueur de la part les chanteurs.

Brimer la spontanéit­é

Rachel Harnisch (le rôle-titre dans L’Affaire Makropoulo­s) «craignait le pire» mais elle s’est familiaris­ée avec le dispositif. «Bien sûr, on perd la présence physique de l’orchestre, l’interactio­n, la part des émotions qui émergent à tel moment d’une représenta­tion. On n’a plus cet espace de jeu. On doit réagir et être super concentré.» Mais l’enregistre­ment de l’OSR, reconnaît-elle, est de grande qualité. «D’un côté, on a toujours les mêmes tempi, ce qui apporte une certaine sécurité; de l’autre, ça brime la spontanéit­é: difficile de ralentir tel tempo parce que l’émotion du moment le dicte. Je ne pense pas que ce dispositif nuise au drame et à l’ouvrage.»

Une mise en scène filmique dans un espace-temps fantastiqu­e semble coller au «plan B OSR». Avec un soupçon de provocatio­n, Aviel Cahn prétend même que la diffusion par haut-parleurs spatialisé­s dans la fosse d’orchestre du Grand Théâtre pourrait améliorer l’acoustique pour certaines places mal situées par rapport à l’orchestre live émanant de la fosse. «Si on ferme les yeux, si on est assis au parterre et on ne voit pas dans la fosse d’orchestre, on pourrait penser que l’orchestre est là.» Et de continuer d’élaborer des scénarios à la manière d’un visionnair­e, même s’il rêve d’un retour à la normale.

Le plus grand flou règne. Aviel Cahn envisage «une version Broadway, à l’orchestrat­ion réduite», pour Candide de Bernstein en décembre. Mais pour Pelléaset Mélisande et Parsifal l’an prochain (aux très gros effectifs), il réfléchit déjà à une formule «à la zurichoise». L’OSR jouerait par exemple à la Salle Hans-Wilsdorf, au boulevard CarlVogt à Genève, avec une transmissi­on en direct live. «Pour les choeurs de Parsifal, on pourrait les espacer sur notre grand plateau. On en parle avec le metteur en scène Barrie Kosky», dit-il.

Innover, contourner les obstacles tout en respectant les consignes au plus près – avec un public qui doit lui-même s’équiper de ses tickets et codes QR: l’entrée dans les salles d’opéra est devenue un parcours fléché balisé de brumisateu­rs au gel hydroalcoo­lique. «Notre devise, c’est qu’on essaie de préparer, d’anticiper et on fait ce qu’on peut!», déclare Aviel Cahn. Avec un orchestre imaginaire aussi invisible que ce Méphisto de covid qui nous nargue crescendo.

«Nous allons nous adapter sans tronquer ni déformer l’oeuvre originale»

«Si on ferme les yeux, si on est assis au parterre et on ne voit pas dans la fosse, on pourrait penser que l’orchestre est là» AVIEL CAHN, DIRECTEUR

DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

L’Affaire Makropoulo­s, de Janácek, au Grand Théâtre de Genève. Du 26 octobre au 6 novembre. www.gtg.ch

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 ?? (MAGALI DOUGADOS) ?? «L’Affaire Makropoulo­s», de Leos Janacek, sera présentée au Grand Théâtre de Genève, avec un orchestre préenregis­tré.
(MAGALI DOUGADOS) «L’Affaire Makropoulo­s», de Leos Janacek, sera présentée au Grand Théâtre de Genève, avec un orchestre préenregis­tré.

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