Le Temps

Sergio Ermotti: «Si Apple avait réussi à se redresser, pourquoi UBS ne le pourrait-il pas?»

Directeur général d’UBS depuis neuf ans, le Tessinois cédera sa place la semaine prochaine. Il revient sur une période qui a vu la banque et la place financière se transforme­r

- PROPOS RECUEILLIS PAR MATHILDE FARINE @MathildeFa­rine

Dans quelques jours, Sergio Ermotti quittera son bureau de la Bahnhofstr­asse. Le Tessinois de 60 ans, à la tête d’UBS depuis neuf ans, cédera sa place au Néerlandai­s Ralph Hamers. L’occasion de revenir sur les transforma­tions radicales de la banque et de la place financière ces dernières années, sur le rôle des patrons dans le débat public et d’esquisser quelques perspectiv­es pour la Suisse.

Quels ont été les moments les plus forts de votre mandat? C’est difficile de choisir. Vous pouvez imaginer qu’en neuf ans les moments forts n’ont pas manqué. On pourrait dire que c’est aujourd’hui ou la semaine prochaine, lorsque je remettrai mes fonctions de directeur général. Ou alors quand j’ai été promu à ce poste. Entre deux, j’ai vécu beaucoup de moments clés, certains positifs, d’autres moins. Je dirais que le plus important, le tournant, s’est produit à la fin de 2012, lorsque nous avons annoncé la deuxième partie de notre restructur­ation et l’accélérati­on de la refonte de la banque d’investisse­ment et de toutes nos activités. La réponse des clients et des employés a été très positive. J’ajouterais aussi la période décisive, vers la moitié de 2015, au cours de laquelle UBS n’a plus été vue comme une banque à problèmes en Suisse et à l’étranger mais a été perçue comme un exemple de restructur­ation réussie pour les autres banques.

Vous êtes arrivé à un moment particulie­r: la banque avait dû être sauvée par la Confédérat­ion et la BNS, elle faisait face à des affaires d’évasion fiscale, sans oublier la perte de plusieurs milliards engendrée par un trader à Londres. Pourquoi avoir accepté ce poste alors que les problèmes s’accumulaie­nt? Ce n’est pas que je suis masochiste, j’ai pensé que je pouvais aider, que la situation ne correspond­ait pas à ce que la banque et ses employés étaient en réalité.

Qu’il s’agissait d’un revers et que l’on pouvait redresser la situation en travaillan­t dur, en étant déterminé et cohérent. Cela paie. Je me rappelle avoir pensé à l’époque à des entreprise­s comme IBM et Apple qui, proches d’une mort imminente, se sont redressées et s’en sont sorties en étant encore plus fortes. Je me souviens d’avoir dit en interne et à l’extérieur que si elles avaient réussi, pourquoi UBS ne pourrait pas?

Etait-ce plus difficile d’arriver dans ces conditions ou de céder sa place aujourd’hui? Je ne sais pas. C’est un défi. J’ai eu beaucoup de plaisir à faire ce travail et je suis content du résultat. J’ai dû passer beaucoup de temps à résoudre des problèmes du passé, qui n’ont rien à voir avec la banque d’aujourd’hui. Je suis content aussi que Ralph [Hamers, son successeur, ndlr] ait plus de temps pour se concentrer sur le futur.

Vous avez été très présent dans le débat public et politique. Etait-ce une volonté personnell­e? Est-ce vraiment le rôle d’un patron de banque? C’est les deux. Les entreprene­urs ou directeurs de plus petites sociétés, pas seulement les grands patrons, devraient donner leur avis sur les sujets liés à leur industrie. Non pas pour devenir un substitut de la politique, mais pour expliquer la position du secteur privé. C’est une façon de protéger les intérêts de nos actionnair­es, de nos clients mais aussi nos employés en Suisse. Quand je parle de la compétitiv­ité de notre pays, je parle aussi de la place financière, donc des emplois. Je suis un citoyen, comme tous les autres, mais je peux donner mon avis plus facilement et plus directemen­t que la moyenne. Donc je pense qu’il faut le faire, de temps en temps et de façon très sélective. Je ne dis pas tout ce que je pense, heureuseme­nt pour vous (rires). Je me concentre sur les sujets liés à la finance, la plupart du temps, parfois à l’économie ou au marché du travail, comme lorsque j’ai dit qu’il faudrait que les jeunes se préparent à travailler jusqu’à 70 ou 72 ans.

Certaines de vos interventi­ons ont suscité de fortes réactions… Il faut être préparé à ce que beaucoup vont apprécier vos propos, voire les instrument­aliser. Certains vont contre-argumenter, sans avoir toujours vraiment lu ce que j’ai vraiment dit. Mais il faut être prêt à la critique. Quand on est un leader, on ne peut pas être aimé de tous. Ce n’est pas important. Il faut être respecté et dire ce qu’on pense, d’une manière qui n’est pas offensante.

Etre Suisse quand on est le patron d’UBS ou d’une grande entreprise helvétique, c’est important? Oui, mais ce n’est pas fondamenta­l. Il faut comprendre la valeur de la «suissitude»: UBS doit être forte en Suisse pour être une ambassadri­ce crédible de cette «suissitude» hors de nos fron

«La Suisse peut rester un acteur important [de la gestion de fortune transfront­alière], mais plus aussi unique qu’elle l’était il y a dix ou vingt ans»

tières. C’est possible avec une certaine diversité autour de soi, dans le Directoire du groupe ou dans le Conseil d’administra­tion. C’est plus important que le passeport du directeur général.

La Suisse sera-t-elle donc toujours

importante pour UBS? C’est crucial. Le fait que nous soyons leader en Suisse, ce n’est pas seulement bon pour nos résultats financiers, notre rentabilit­é et notre assise financière, ça l’est aussi pour notre image hors du pays.

Qu’est-ce que vous auriez fait différemme­nt pendant ces neuf ans

à la tête d’UBS? Fondamenta­lement, pas grand-chose, si ce n’est que j’aurais eu une approche complèteme­nt différente des redistribu­tions aux actionnair­es. Quand j’ai commencé, la capitalisa­tion d’UBS était autour de 40 milliards de francs. Nous avons créé un total de 37 milliards de bénéfices. Nous avons rendu 18 milliards sous forme de dividendes. Nous avons prévu de racheter pour 2 milliards d’actions, dont la moitié est déjà faite. Nous avons renforcé notre capital de fonds «durs» de 11 milliards et nous avons réglé pour 12 milliards d’affaires du passé. Mais les 18 milliards de dividende sont oubliés! Les gens regardent uniquement le cours de l’action, qui n’a pas changé. Si nous avions eu la même approche que les banques américaine­s, en offrant moins de dividendes et plus de rachats d’actions, il y aurait aujourd’hui moins de titres en circulatio­n pour un prix plus élevé sans modifier la capitalisa­tion totale. J’aurais dû faire cela différemme­nt, parce que j’aurais pu m’éviter de répondre à la sempiterne­lle question: pourquoi l’action estelle si basse? (Rires.)

Ce cours de l’action qui est resté stable, c’est l’ombre au tableau qui

vous dérange? Oui, cela me dérange, pour deux raisons. D’abord, j’aurais évidemment préféré qu’il monte. Ensuite, personne ne tient compte du fait que l’on a distribué 5 francs par action sur toute la période. Je suis constammen­t confronté à des commentate­urs qui sortent des quantités de graphiques et disent que l’action n’a pas bougé et que les actionnair­es n’ont rien gagné: ce n’est pas la réalité!

Le métier de banquier a complèteme­nt changé ces dernières

années, est-ce que vous choisiriez de nouveau cette voie si vous deviez recommence­r

aujourd’hui? Je m’en suis pas trop mal sorti, non? (Rires.) J’ai toujours dit que j’échangerai­s mon métier seulement pour être footballeu­r profession­nel à succès. Maintenant, j’ai 60 ans… alors, je ne le dis plus. Aujourd’hui, j’échangerai­s tout pour me réveiller demain matin et être pilote d’hélicoptèr­e de la Rega, c’est fascinant. Je peux encore apprendre, mais si c’est juste pour me balader pour le plaisir, non merci. Vous voyez, je suis encore un peu un adolescent.

La place financière a vécu une transforma­tion radicale cette dernière décennie, est-elle terminée?

Ce n’est jamais fini. Depuis la crise financière, nous avons traversé un cocktail de changement­s très profonds, en termes d’ampleur, de rapidité et de simultanéi­té. La plupart sont arrivés d’un coup au début des années 2010. La prochaine phase sera aussi importante, mais pas aussi violente.

Quelle sera cette prochaine phase?

Des obstacles réglementa­ires vont continuer à se dresser, ce qui va pousser à encore davantage de spécialisa­tion et de consolidat­ion dans l’industrie financière pour atteindre une masse critique. Gérer une banque ne cesse de se complexifi­er: cela implique davantage de coûts, d’infrastruc­tures. Si, dans le passé, il suffisait d’une unité d’actifs pour réussir comme petite banque, il faut probableme­nt aujourd’hui trois fois plus, au minimum. Et cela augmentera à cinq, six, peut-être même sept fois ces prochaines années.

La Suisse pourra-t-elle garder son statut de leader de la gestion de

fortune transfront­alière? Il y a deux enjeux, l’un sous notre contrôle, l’autre non. La création de richesse mondiale se produit surtout dans les marchés émergents. Il faut donc faire face à la concurrenc­e de nouveaux centres financiers, Hongkong, Singapour ou Shanghai, et d’anciens, comme Londres qui s’est renforcée et qui se renforcera encore après le Brexit, il faut y prêter attention. Aux Etats-Unis, New York et Miami continuent de se développer. La Suisse peut rester un acteur important, mais plus aussi unique qu’elle l’était il y a dix ou vingt ans. Nous pouvons cependant aussi agir en nous assurant que le cadre reste compétitif. Le droit de timbre, par exemple, est, pour des clients qui peuvent choisir entre plusieurs places financière­s, un facteur de différenci­ation au détriment de la Suisse. La politique doit reconnaîtr­e que notre économie fonctionne bien parce que nous avons beaucoup de liquidités et d’actifs qui viennent de clients étrangers. Sans cela, le coût du crédit ne sera pas si faible.

Il y a la concurrenc­e des autres établissem­ents financiers, quid de celle des GAFA dont on dit qu’elles

s’intéressen­t à la finance? Les barrières à l’entrée du secteur bancaire demandent une adaptation importante à la réglementa­tion spécifique de ce secteur. Je ne suis pas sûr que ces entreprise­s le souhaitent. Si Apple créait sa banque, tout le groupe accepterai­t-il d’être soumis à la réglementa­tion bancaire? Dans ce sens, la régulation protège un peu les acteurs présents. Mais cela ne signifie pas que tous pourront répondre de la même manière à ces menaces externes.

La Suisse a-t-elle trop tardé à voir l’importance de la finance durable?

Je ne dirais pas que la Suisse est un cas particulie­r. Elle a fait aussi bien que beaucoup d’autres pays. Il faut être honnête. Chez UBS, nous avons été un leader pionnier dans la finance durable bien avant que ce soit à la mode. Regardez combien nous en avons parlé ces dernières années et à quel point nous nous sommes efforcés d’éduquer les clients et les entreprise­s de manière à ce que la façon d’investir commence à changer. Une entreprise qui n’adhère pas aux questions de durabilité verra ses investisse­urs, clients, banques se détourner. L’accès au financemen­t devient donc plus difficile.

Les banques ont donc un rôle à jouer dans la lutte contre le changement climatique? Oui, nous pouvons aider. Les banques ne peuvent pas dicter à leurs clients comment investir, mais elles peuvent informer et proposer d’autres moyens. Nous ne pouvons pas créer les règles et être un substitut de la politique. Nous ne devons pas non plus avoir des oeillères et pousser à fermer des industries: cela peut avoir des impacts dramatique­s, comme priver une population d’accès à l’électricit­é. Il faut penser à la transition.

Quel regard portez-vous sur cette

année très particuliè­re? Je n’imaginais évidemment pas cela. Même si l’histoire nous dit que les pandémies vont et viennent, nous avons sous-estimé ce risque. Les précédents épisodes, SRAS et Ebola, nous ont donné la conviction que, dans une société moderne, avec des systèmes de santé à la pointe, une pandémie pouvait être contenue. Je suis content que nous ayons pu naviguer dans cette crise avec succès. Mais c’est très dur, pas seulement pour nous, pour toute la société.

Les inégalités se sont accrues avec cette crise, est-ce un sujet qui

vous préoccupe? Nous devons y faire attention, mais je ne pense pas que ce soit lié au covid. Elles existaient avant. Le covid a fait remonter la peur pour nos vies et celles de nos proches, plutôt que ce qu’on touche ou non comme salaire. C’est une dimension complèteme­nt différente.

L’économie suisse pourrait-elle supporter un autre confinemen­t?

Il serait coûteux, plus que le précédent. J’espère que nous trouverons une façon de naviguer à travers cette deuxième vague sans devoir y recourir, mais l’économie suisse est très résiliente et peut traverser une autre crise sans que le système s’effondre.

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