Le Temps

Pourquoi l’humanité a-t-elle besoin des musées?

- ÉRIC TARIANT Krzysztof Pomian, «Le Musée, une histoire mondiale, tome I: Du trésor au musée», Ed. Gallimard, 704 pages.

Le philosophe Krzysztof Pomian publie le premier tome d’une érudite histoire des institutio­ns muséales

◗ Historien et philosophe né à Varsovie, Krzysztof Pomian vient de publier chez Gallimard, à l’âge de 86 ans, le premier tome d’une «histoire mondiale» des musées. Cette captivante analyse politique, sociale et culturelle est la première synthèse sur des institutio­ns que l’auteur décrit comme étranges et indispensa­bles. Le premier tome s’achève avant la Révolution française. Le deuxième volume couvrira la période comprise entre 1789 et 1850, le troisième ira des années 1850 à aujourd’hui.

Vous avez passé trente années de votre vie à étudier les

musées. Qu’est-ce qui vous fascine tant? C’est une longue histoire… Mon intérêt pour les musées s’est affirmé petit à petit à mon corps défendant. L’institutio­n muséale existe sans que l’on comprenne bien pourquoi. Elle semble avoir un rôle très important dans la vie culturelle mais aussi politique des sociétés modernes sans que l’on puisse expliquer précisémen­t en quoi il consiste. Se conjuguaie­nt ainsi une énigme intellectu­elle, qui titillait le philosophe de formation que je suis, et une curiosité d’historien. Il y a aussi une dimension plus personnell­e. J’ai toujours eu envie d’écrire une histoire universell­e, tout en sachant que ce n’était pas véritablem­ent réalisable. Je me suis rendu compte, en revanche, que l’on pouvait parler à peu près de tout à travers le prisme des musées.

Est-ce la première histoire mondiale des musées jamais

publiée? A ma connaissan­ce, oui. Quelques personnes avaient tenté d’en écrire une. Mais leurs travaux ne tiennent pas la route si on leur applique les standards de la discipline historique. Mon histoire mondiale des musées s’inscrit, elle, en revanche, dans une certaine tradition historique, celle des Annales.

Comment définiriez-vous le musée? C’est une collection publique sécularisé­e destinée à être transmise à un avenir indéfinime­nt éloigné. Elle est publique car elle appartient à une personne morale. D’où une durée de vie beaucoup plus longue que celle d’un individu. Et elle est publique car ouverte au public avec des modalités variables. Et enfin, elle est abritée dans un lieu séculier. Les objets devant être transmis à un avenir indéfinime­nt lointain, il faut les protéger contre les vols, contre toutes les déprédatio­ns possibles et contre l’influence délétère des facteurs physiques: températur­e, humidité, acidité de l’air. D’où la tension permanente entre le rôle de conservati­on et celui d’exposition à laquelle font face tous les musées.

Le musée, écrivez-vous, accompagne­rait «le passage d’une société passéiste à une société futurocent­rique»…

Les sociétés anciennes étaient orientées vers le passé. Elles y trouvaient les exemples à suivre et les normes à respecter. Au fil des siècles, avec une accélérati­on à partir du XVIIIe, elles se sont orientées vers l’avenir. Nous vivons ainsi dans un monde «futurocent­rique», en témoignent les prévisions concernant le changement climatique ou les programmes militaires et énergétiqu­es étalés sur plusieurs dizaines d’années. Ou encore les programmes de gestion des déchets nucléaires qui prennent en compte des temps extrêmemen­t longs. Les musées, tout comme les sociétés, sont, aujourd’hui, orientés vers l’avenir. Ils doivent transmettr­e les objets dont ils sont les détenteurs temporaire­s à un avenir indéfinime­nt éloigné.

Vous écrivez aussi que les musées seraient «nés d’une métamorpho­se des croyances», d’un «basculemen­t de

l’au-delà à l’ici-bas, de la religion à l’idéologie»… Les périodes propices au développem­ent des musées, surtout le XVIIIe et la seconde moitié du XIXe siècle, ont été marquées par une perte d’influence des religions organisées. Nous avons alors assisté à une déchristia­nisation de l’Europe. Des croyances tout à fait nouvelles ont alors fait leur apparition, dont les idéologies socialiste­s et communiste­s, les nationalis­mes et le libéralism­e. Tous ces «ismes», qui ont surgi après la Révolution française, sont des croyances non religieuse­s. On a parlé à leur propos de religions séculières. Je préfère employer de mon côté le terme

«Les sept huitièmes des musées ont été créés ces cinquante dernières années»

KRZYSZTOF POMIAN, HISTORIEN ET PHILOSOPHE

d’idéologie. Ce sont des croyances orientées vers l’avenir. Elles doivent programmer l’action des hommes dans un sens précis pour bâtir un avenir que leurs adhérents croient souhaitabl­e. Les religions, en revanche, sont des croyances orientées vers le passé. Elles exigent de se conformer à des normes venues du passé. Les musées s’inscrivent dans ce processus de transforma­tion des croyances.

Le premier musée serait né en Italie en 1471. Pourquoi à

cette époque et dans ce pays? Dès le XIVe siècle, les humanistes italiens sont fascinés par l’Antiquité romaine, par le modèle politique romain, par l’historiogr­aphie romaine avec Tite Live, et par le savoir romain avec Pline. Cela confère une valeur aux vestiges de l’Antiquité romaine qui fascinent désormais surtout les lettrés, mais pas seulement. D’où, en Italie, une multiplica­tion des collection­s particuliè­res formées par de riches patriciens. A la fin du XVe siècle, elles sont déjà relativeme­nt nombreuses. Il peut s’agir de collection­s de pierres gravées, de monnaies, d’inscriptio­ns, de petits objets, de sculptures ou même d’objets usuels.

En 1471, le pape Sixte IV offre à la municipali­té de Rome afin qu’elle l’abrite au Capitole une collection d’antiques censées être des témoignage­s de la grandeur et de la gloire romaines. Cette opération de captation de la bienveilla­nce s’inscrivait dans une politique visant à réconcilie­r les Romains avec la papauté en retissant des liens que le prédécesse­ur de Sixte IV avait laissé s’effilocher. Il n’y avait pas de grande vision derrière cette initiative qui visait surtout à résoudre un problème politique local. Mais, tout ce qui touche à Rome et à la papauté a des répercussi­ons dans toute la chrétienté. Quand la municipali­té de Rome a exposé ces objets antiques, on s’est aperçu, durant les cinquante années qui ont suivi, que cette initiative était très originale. Et qu’elle répondait au souhait des élites du savoir, du pouvoir et de la richesse d’entourer les antiques et, par leur intermédia­ire, l’ancienne Rome d’un culte que l’on pourrait presque qualifier de religieux.

Pourquoi la propagatio­n des musées dans le reste de l’Europe a-t-elle été si lente? Puis si lente à traverser les

océans? La propagatio­n à l’Europe a été lente car les Italiens avaient tout à apprendre de cette nouvelle institutio­n dont ils ont découvert, peu à peu, les potentiali­tés. C’était une innovation culturelle de première grandeur. N’oublions pas que quand le cinéma a été inventé, il a d’abord cherché à imiter le théâtre. Il a fallu du temps pour en découvrir la richesse et la singularit­é. En outre, de l’autre côté des Alpes, le passetemps favori était alors de s’étriper pour des raisons religieuse­s. Il a fallu deux siècles pour que les protestant­s et les catholique­s comprennen­t qu’ils pouvaient

coexister. Les guerres de religion ont occupé les esprits de 1520 à 1713, date des Traités d’Utrecht qui ont mis un terme à ce cycle guerrier. Les hommes de l’époque avaient d’autres préoccupat­ions que de créer des musées. Il faut un climat de paix et une certaine prospérité économique pour y parvenir. Une fois la paix revenue, cela peut aller très vite.

S’agissant des pays situés hors de l’Europe, la propagatio­n était encore plus compliquée. Il faut qu’une société soit préparée pour que des musées puissent s’y installer. Il doit régner une forme de sécularisa­tion. Ce qui n’était pas le cas alors dans la grande majorité des sociétés humaines. Il faut aussi que des collection­s particuliè­res aient été développée­s. Seules l’Europe et l’aire sino-japonaise en possédaien­t. On comprend mieux que les sociétés chinoise et japonaise soient devenues des terres d’accueil des musées.

Quand les musées ont-ils fait leur apparition en Suisse?

A Bâle, un cabinet public avec des production­s naturelles et des antiquités date de 1661. C’est un des premiers au nord des Alpes. A Genève, le cabinet public d’histoire naturelle date du XVIIIe siècle. Les tentatives d’y créer un musée des beaux-arts pendant la Révolution française n’ont pas abouti. Le Musée Rath a ouvert ses portes au public en 1826.

Vous citez trois dates (1790, 1870 et 1960) qui auraient été déterminan­tes dans le processus de propagatio­n des musées…

J’évoque 1790 pour mettre en exergue la période de la Révolution française, qui a bouleversé le paysage des musées qui se sont, depuis lors, multipliés en Europe. Après la Révolution, il n’est plus possible aux pays qui se respectent sur le territoire de l’ancienne chrétienté de ne pas avoir de musée. L’année 1870 marque grosso modo les débuts du suffrage universel. Or le développem­ent des musées est très lié à celui de la démocratie. Et 1960 correspond à la fin de la période de reconstruc­tion après la Seconde Guerre mondiale et aux débuts d’un extraordin­aire phénomène de croissance des musées. C’est aussi dans ces années-là que s’amorce une période de modernisat­ion des musées existants. Tous les grands musées se sont renouvelés entre 1960 et la fin du XXe siècle. Et cela vaut aussi pour l’immense majorité des musées locaux.

Comment expliquez-vous ce formidable boom muséal qui s’est amorcé dans les années 1960?

Les sept huitièmes des musées ont été créés ces cinquante dernières années. Ce boom tient au fait qu’elles correspond­ent à des décennies de paix et de croissance économique pendant une trentaine d’années. Dans les sociétés occidental­es, des ruptures ont affecté tant les moeurs que la manière de vivre et les techniques. Ces ruptures ont provoqué une réaction tout à fait naturelle de préservati­on du passé. Cela a été le cas notamment aux Etats-Unis où l’on a observé une croissance spectacula­ire des musées au XXe siècle. Le monde compte aujourd’hui plus de 80000 musées. Dont 35000 aux Etats-Unis, environ 30000 en Europe occidental­e, et près de 5000 entre la Chine et le Japon.

Quelles sont, à l’échelle planétaire, les zones géographiq­ues dans lesquelles les musées se sont le moins développés?

Ils sont très peu nombreux dans l’espace islamique, et particuliè­rement dans l’espace arabo-islamique. C’est ici que l’on trouve le plus grand désert muséal, à quelques exceptions près, comme l’Indonésie et la Turquie; mais même là, les musées sont rares. Il y en a également très peu sur le continent africain, au sud du Sahara. L’Afrique sera sans nul doute la terre promise des musées dans les prochaines décennies.

Pourquoi les musées ont-ils eu autant de difficulté­s à se développer dans l’espace arabo-islamique?

L’espace islamique n’a pas connu la collection particuliè­re. Il n’a connu que des trésors princiers. Et, surtout, il n’a pas connu une sécularisa­tion de la culture. Erdogan vient récemment de transforme­r un musée en mosquée. Un autre facteur déterminan­t a été l’anathème jeté par l’islam sur le passé préislamiq­ue.

Quel va être l’impact de la crise sanitaire du Covid-19 sur l’avenir des musées?

Nous vivons une période extrêmemen­t critique. Nous ne savons pas dans quel état les musées sortiront de cette crise. Leur expansion s’est faite au cours des dernières décennies pendant lesquelles l’argent coulait à flots. C’est beaucoup plus difficile désormais. Regardez les chiffres de fréquentat­ion des musées. Le Louvre, qui reçoit habituelle­ment entre 8 et 10 millions de visiteurs chaque année, a vu sa fréquentat­ion baisser de 75% au mois de juillet 2020, et de 60% en août dernier par rapport à 2019. Le modèle économique des grands musées, fondé sur de très hauts chiffres de fréquentat­ion, va être ébranlé par cette crise. Certains commencent déjà à licencier du personnel. C’est le cas en Grande-Bretagne notamment: faute de visiteurs, ils multiplien­t les plans sociaux.

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 ?? (LDD) ?? Gravure représenta­nt le cabinet de curiosités du médecin, naturalist­e et collection­neur danois Ole Worm, 1655.
(LDD) Gravure représenta­nt le cabinet de curiosités du médecin, naturalist­e et collection­neur danois Ole Worm, 1655.
 ?? (FILIPPO MONTEFORTE/AFP VIA GETTY IMAGES) ?? Musées du Capitole, Rome, mai 2020. C’est ici, cinq siècles et demi auparavant, que le pape Sixte IV a inventé le concept de musée.
(FILIPPO MONTEFORTE/AFP VIA GETTY IMAGES) Musées du Capitole, Rome, mai 2020. C’est ici, cinq siècles et demi auparavant, que le pape Sixte IV a inventé le concept de musée.
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(MARC GANTIER/ FRANK LLOYD WRIGHT/ GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES/ PROLITTERI­S 2020) Ci-dessous: Inauguré en 1959 à New York, le Musée Guggenheim est un des plus connus du monde.
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(DR) Ci-contre: A Genève, le Musée Rath ouvre ses portes en 1826.

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