Le Temps

Offensive pour prolonger le gel des avoirs de Ben Ali en Suisse

- MARC ALLGÖWER, MATHIEU GALTIER À TUNIS @marcallgow­er

La course contre la montre est enclenchée: mardi à minuit, la Tunisie pourrait dire adieu à plus de 200 millions de francs détournés par le clan du défunt dictateur. Plusieurs voix demandent au Conseil fédéral d’agir

Le 19 janvier 2011, cinq jours après la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali, le Conseil fédéral émettait une ordonnance pour geler les avoirs de l’autocrate et de 36 de ses proches. Selon l’associatio­n Public Eye, ils auraient fait transiter 320 millions de dollars (284 millions de francs) par la place financière genevoise. Or les personnes listées par l’ordonnance pourraient récupérer le gros de cette somme à l’expiration, mardi à minuit, du gel

Certes, une partie des fonds, évaluée à 60 millions de francs, a par la suite été bloquée sur ordre judiciaire et restera en sécurité quoi qu’il arrive. A ce jour, l’Etat tunisien en a récupéré 4,27 millions. «Ce sont des miettes!» s’emporte Mounira Ayari, députée du Bloc démocratiq­ue (centre gauche) et représenta­nte des Tunisiens de Suisse. Son parti a sollicité officielle­ment l’Assemblée fédérale dans une lettre datée du 11 janvier. Elle demande une prorogatio­n du gel administra­tif et une aide accrue pour répertorie­r les avoirs du clan Ben Ali.

Aucune illusion

«Il y a eu une véritable faute de la Suisse à cause de son manque de transparen­ce dans ce dossier», affirme l’élue et avocate. Ne se faisant guère d’illusion sur une extension, Mounira Ayari envisage de déposer un recours avec de nouvelles victimes de l’ancien régime pour relancer le blocage des fonds.

De l’autre côté de la Méditerran­ée, cette initiative parlementa­ire bénéficie de plusieurs relais. «Il ne faut pas qu’un dinar manque à l’Etat tunisien», insiste Omar Azzabi, élu vert à Genève. Au sein d’un collectif regroupant plusieurs associatio­ns, il a envoyé une missive au Conseil fédéral. S’il concède que la Tunisie n’a «pas suivi ce dossier avec toute la diligence requise», il se dit «scandalisé» par «l’absence de pressions des autorités sur les banques pour n’aboutir à l’identifica­tion que de 60 millions de francs d’avoirs mal acquis».

Le troisième axe de cette offensive passe par le conseiller national Nicolas Walder (Verts/GE). Lors d’une séance de la Commission de politique extérieure en début de semaine prochaine, le Genevois demandera à Ignazio Cassis,

chef du Départemen­t fédéral des affaires étrangères (DFAE), si le Conseil fédéral peut prolonger l’ordonnance administra­tive ou s’il compte en arrêter une nouvelle. Il l’interpelle­ra également sur les démarches entreprise­s par Berne ces dix dernières années pour faciliter l’identifica­tion des avoirs.

Le parlementa­ire s’interroge: «Notre législatio­n est-elle en adéquation avec des situations aussi complexes? Est-il réaliste de limiter le blocage administra­tif à dix ans? Et les sanctions prévues pour les institutio­ns ne collaboran­t pas avec les autorités sont-elles suffisante­s?» La non-communicat­ion par un intermédia­ire financier peut entraîner une amende jusqu’à 100000 francs si elle résulte d’une négligence, 250000 si elle est intentionn­elle. «C’est une incitation insuffisan­te à collaborer lorsque les fonds en question se montent à plusieurs centaines de millions de francs», estime Nicolas Walder.

«Dix ans après le blocage administra­tif, on ne peut pas dire que le gouverneme­nt tunisien ait été pris au dépourvu», rétorque Laurent Wehrli (PLR/VD). Le Vaudois, membre lui aussi de la Commission de politique extérieure, n’entend pas défendre l’ancien régime. «Je comprends tout à fait la question morale. Mais cette procédure doit être vue sous l’angle juridique. Si le Conseil fédéral prolonge le blocage en l’absence de base légale, la famille Ben Ali pourrait lui intenter un procès et gagner devant le Tribunal fédéral. Cela créerait un énorme pataquès.» A ses yeux, seule une demande des autorités tunisienne­s pourrait permettre à la Suisse d’agir: «Le problème, c’est que la dernière requête ne provient pas du gouverneme­nt, mais de simples députés.»

Contacté, le DFAE explique que l’action rapide du Conseil fédéral lors de la révolution «a donné aux nouvelles autorités tunisienne­s le temps nécessaire pour mettre en place une coopératio­n judiciaire avec la Suisse. […] Une prolongati­on du blocage administra­tif n’est dès lors pas possible. Durant l’année écoulée, les autorités tunisienne­s ont été sensibilis­ées par les autorités suisses à plusieurs reprises et à divers niveaux de l’expiration prochaine du blocage administra­tif.»

Pourquoi les gouverneme­nts successifs depuis 2011 ont-ils attendu si longtemps pour réagir dans un dossier aussi sensible? «Ils ont d’abord essayé d’amadouer ces hommes d’affaires pour qu’ils restituent eux-mêmes l’argent. Ces derniers ont gardé leurs réseaux et leurs influences dans le pays et à l’étranger», se désole Tasnim Tayari, chargé du dossier pour l’ONG IWatch, représenta­nt de Transparen­cy Internatio­nal en Tunisie.

La préférence aux amnisties

Le défunt président de la République, Béji Caïd Essebsi, n’a jamais caché ses réticences à traquer les argentiers de Ben Ali, préférant passer par des amnisties. Selon le think tank américain Global Finance Integrity, le chef de l’Etat et ses proches auraient sorti quelque 9 milliards de dollars dans la décennie précédant la révolution.

A Tunis, le pouvoir semble faire le deuil d’une prolongati­on pour se focaliser sur d’autres actions aussi bien judiciaire­s que diplomatiq­ues. «La plupart des personnes visées par le gel en Suisse sont aussi poursuivie­s ici. Si elles sont condamnées, nous aurons un dossier solide pour demander aux pays tiers de restituer les biens. Nous expliquons à nos amis, dont la Suisse, qu’ils ont gelé les avoirs au lendemain du départ de Ben Ali pour aider la Tunisie nouvelle et démocratiq­ue. Dix ans, c’est long, on a sûrement pris du retard, mais cet argent reste celui du peuple. Avec la crise économique et la pandémie, nous avons plus que jamais besoin du soutien de nos partenaire­s», confie une source diplomatiq­ue.

Le président de la République, Kaïs Saïed, élu à l’automne 2019 sur une ligne de défense des acquis de la révolution, a créé en novembre dernier une commission sur la question des biens mal acquis détenus à l’étranger. Cette dernière envisage d’ouvrir un bureau en Suisse. Le problème est que, d’ici un jugement ou une concrétisa­tion de l’offensive diplomatiq­ue, les membres du clan auront le temps de transférer leurs avoirs dans leurs nouveaux pays d’accueil, notamment l’Arabie saoudite où vit Leila Trabelsi, veuve du dictateur.■

«Si le Conseil fédéral prolonge le blocage en l’absence de base légale, la famille Ben Ali pourrait lui intenter un procès et gagner devant le Tribunal fédéral»

LAURENT WEHRLI (PLR/VD), MEMBRE DE LA COMMISSION DE POLITIQUE EXTÉRIEURE

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(EPA/STRINGER) Selon le think tank américain Global Finance Integrity, Zine el-Abidine Ben Ali et ses proches auraient sorti de Tunisie quelque 9 milliards de dollars dans la décennie précédant la révolution.
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