Le plan S, comme science et comme séisme
La Suisse s’interroge sur le plan S, cette initiative européenne qui, depuis le 1er janvier, veut rendre immédiatement accessible et sans frais pour les lecteurs la recherche scientifique financée par ses organisations
Depuis toujours, exactement depuis le Journal des sçavans lancé en France sous Louis XIV, ce sont les revues scientifiques qui diffusent les connaissances. Des milliers de titres et plateformes existent aujourd’hui, qui en filtrant soigneusement les articles qu’on leur propose (peer review) permettent à la science d’avancer. Ce qui a un prix: 70 millions de francs en abonnements en Suisse, en 2015. C’est donc un petit séisme qu’a déclenché le plan S le 1er janvier. Au nom de l’open access, les chercheurs qui ont été financés par des membres de ce plan S, 17 agences publiques de recherche européenne et de grands donateurs privés, doivent rendre leurs travaux immédiatement disponibles en accès libre et gratuit. La science est un bien public qui doit devenir plus démocratique, exige le plan!
Les revues, longtemps assises sur un tas d’or, ont vite trouvé la parade: auparavant les lecteurs payaient pour lire, désormais ce sont les auteurs (ou leurs institutions) qui paieront pour que leurs articles puissent être accessibles gratuitement. Il n’est pas si facile de faire évoluer un système bien ancré. Et pour cause. Si des revues comme The Lancet ou Nature peuvent facturer des articles plusieurs milliers d’euros, c’est que publier dans leurs colonnes reste un graal pour les chercheurs, dont la titularisation ou l’accès à des fonds sont liés à leur liste de publications. Les plateformes traditionnelles restent actuellement les plus attractives.
Le Fonds national suisse, pour l’instant, observe, il soutient le plan S mais ne l’a pas rejoint, malgré plusieurs sollicitations. La Suisse a choisi une autre voie. Il faut reconnaître que le plan S, si vertueux dans son principe, pourrait receler quelques mauvaises surprises. Des frais d’open access excessifs pourraient ainsi favoriser les institutions riches aux dépens de celles moins argentées, sans que la qualité des articles proposés soit en cause.
Le libre accès est une nécessité. Si la recherche sur le Covid-19 a avancé si vite depuis un an, c’est parce que, devant l’urgence, les revues ont exceptionnellement rendu gratuits tous leurs articles sur le nouveau coronavirus. L’immense succès du site pirate Sci-Hub qui met en ligne gratuitement et illégalement des articles payants montre aussi les attentes de la communauté scientifique. Qui doit payer pour l’accès à la science? Le plan S bouleverse l’écosystème mais n’apporte pas encore de réponses à toutes les questions.
Si la recherche sur le Covid-19 a avancé si vite, c’est parce que les revues ont rendu gratuits leurs articles sur le sujet
La rébellion couvait. Depuis des décennies, la puissance publique doit payer pour lire les articles des chercheurs qu’elle paye et qui ont donné gratuitement leur travail aux revues scientifiques. Les sommes ne sont pas petites: en 2015, dernière année où les comptes ont été publiés, les universités suisses ont déboursé 70 millions de francs en licences d’abonnement, pour accéder à 2,5 millions d’articles cachés derrière de hauts paywalls. Seuls 20% des articles savants sont aujourd’hui accessibles sans frais sur le Net, avec de fortes différences selon les disciplines.
C’est donc une révolution qu’introduit dans l’édition scientifique le plan S – S non pas comme «science» mais comme «shock», un choc pour en finir avec le statu quo. Lancé en 2018 et entré en vigueur le 1er janvier (un an plus tard que prévu), ce plan prévoit que les travaux des scientifiques qui ont reçu un financement d’un membre de la «cOAlition S» - dont font partie 17 agences nationales de recherche de l’Union européenne et six fondations privées (dont la Fondation Bill & Melinda Gates, le Wellcome Trust ou le Howard Hughes Medical Institute) - doivent être accessibles en ligne gratuitement et immédiatement dès leur publication (open access).
Deux solutions
Pour ce faire, deux solutions. Les chercheurs (ou leurs institutions) peuvent payer une redevance pour que l’article soit publié sur le site web d’une revue ou d’une plateforme en accès libre (voie dorée, golden road). Ou ils peuvent déposer leur article dans un dépôt public gratuit (un serveur repository ou une archive universitaire) où il peut être téléchargé, en plus de le publier dans une revue traditionnelle à paywall (voie verte, green road). Dans tous les cas, les auteurs conservent leurs droits. Un bien public plus partagé et plus démocratique: telle doit être la science de demain.
Et en Suisse? «Le Fonds national scientifique (FNS) soutient le plan S mais notre stratégie vers le libre accès a été décidée avant, dès 2017, c’est un peu malheureux, explique Angelika Kalt, la directrice du FNS. Notre but était d’arriver à 100% de libre accès aux publications que nous avons financées à la fin de 2020, nous arriverons probablement à 80%. L’objectif national est de 100% en libre accès en 2024. Là où la Suisse diffère du plan S, c’est sur la question de l’accès immédiat; ce grand pas ne nous paraissait pas possible, nous acceptons un délai de six mois». Le FNS a été relancé plusieurs fois pour rejoindre le plan S, «nous nous positionnerons cette année en concertation avec SwissUniversities et les chercheuses et chercheurs».
De fait, comme l’Allemagne en 2019, la Suisse en transition vers le libre accès a signé en 2020 des accords «transformatifs» avec deux des trois plus grands éditeurs, Elsevier (à hauteur de 15 millions de francs) et Springer (13 millions); les négociations (menées par SwissUniversities) continuent avec Wiley (les trois éditeurs représentent 60% des articles consultés en Suisse).
9500 euros facturés par «Nature»
Ces accords Read and Publish permettent un accès illimité aux revues et la possibilité pour les chercheurs d’y publier en accès libre sans frais supplémentaires. Qu’ils comprennent de 80 à 100 pages de conditions montre bien combien le sujet est complexe et sensible. Quatre autres sont entrés en vigueur début 2021, complète Marie Fuselier, la directrice de la division de l’information scientifique à l’Université de Genève.
Mais le diable est dans les détails: «Il ne faut pas être naïf, les maisons d’édition savent très bien ce qui est plus et moins lu, rappelle Angelika Kalt, elles n’incluent pas tout leur portefeuille de journaux dans les accords Read and Publish, et la durée des accords est souvent plus longue En 2015que souhaité.»
Le contrat avec Elsevier court par exemple sur quatre ans. Les sommes colossales des Read and Publish, qui correspondent à des forfaits, seront-elles amorties par un nombre conséquent de publications?
Un point de repère est fourni par l’emblématique Nature (Springer), qui pour répondre au plan S, facture depuis le 1er janvier jusqu’à 9500 euros ses APC, article processing charges, le coût de publication d’un article publié en accès libre (aucun pays n’a réussi à faire passer Nature dans un bouquet Read and Publish).
Chez Elsevier (qui édite The Lancet ou Cell), passer un article en libre accès dans une revue sur abonnement coûte entre 150 et 6000 dollars. C’est la loi de l’offre et de la demande: tous les chercheurs ont besoin de publier dans des revues pour continuer leur carrière ou obtenir des subsides de recherche (le fameux publish or perish), ce qui a alimenté le modèle d’affaires très lucratif des éditeurs scientifiques.
Leur nouveau système reste malin. Car si les articles débloqués par l’auteur-payeur deviennent donc accessibles gratuitement, le reste de ces revues reste sur abonnement… Elsevier a aussi lancé en 2019 100 nouveaux journaux en pur libre accès, donc tous payants.
Publier va-t-il devenir un luxe? Les revues traditionnelles
Tous les chercheurs ont besoin de publier dans des revues pour continuer leur carrière ou obtenir des subsides de recherche
En 2015, les universités suisses ont déboursé 70 millions de francs en licences d’abonnement, pour accéder à 2,5 millions d’articles cachés derrière de hauts «paywalls»
plaident que pour un article publié, elles en passent en revue plusieurs dizaines. «Personne ne remet en cause le travail des éditeurs, mais c’est une question de justesse de prix et d’usage de l’argent public», remarque encore Marie Fuselier, de l’Université de Genève. D’autant que le peer-review qui fait la qualité des revues scientifiques est, dans les faits, payé par les universités et centres de recherche, puisque effectué à titre bénévole par des chercheurs pour accroître leur visibilité (et voir ce sur quoi leurs collègues travaillent).
Une plateforme sauvage
La tendance de fond vers le libre accès a en tout cas déjà propulsé de nouveaux acteurs comme le bâlois MDPI ou la lausannoise Frontiers, dont les revues et plateformes sont en accès libre, le modèle étant celui de l’auteur-payeur. Elle nourrit aussi l’immense succès de la plateforme sauvage SciHub, qui met en ligne gratuitement et illégalement des millions d’articles payants. Quel modèle pour une science plus ouverte et démocratique? Le plan S, comme un séisme.
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