Dans un fauteuil du Grand Théâtre et derrière un écran, deux visions de «Pelléas et Mélisande»
LYRIQUE Pour saisir les différences entre réalité et virtualité, le duo de critiques du «Temps» a assisté au nouveau spectacle du Grand Théâtre de Genève en salle et à domicile. Deux visions, deux sensibilités pour raconter une expérience unique et double
Un «ovni» dans l’ère du temps, à la croisée de la performance, de la mise en scène et de la chorégraphie. Le directeur du Grand Théâtre Aviel Cahn a réuni des icônes pour ce Pelléas et Mélisande déjà étrenné en 2018, à Anvers. La performeuse serbe Marina Abramovic signe la scénographie; Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui s’emparent de la mise en scène et de la chorégraphie; Marco Brambilla a créé les vidéos et la fashion designer Iris van Herpen les costumes.
De rares journalistes étaient conviés lundi soir en marge du streaming. Incroyable dispositif dans la fosse du Grand Théâtre modifiée et élargie – jusqu’à grignoter des rangs du parterre – pour y accueillir les musiciens de l’OSR placés à distance respectable les uns des autres. Du coup, l’orchestre a plus de matérialité dans la salle.
Magnifiquement dirigé par Jonathan Nott, l’OSR (aux rares imperfections) déploie des textures subtiles et moirées. On dirait presque une «symphonie avec voix», tellement l’orchestre accompagne les voix – et les couvre parfois – lors des lames de fond aussi brutales qu’étouffées.
Iconographie cosmique
Toute la scénographie relève de l’iconographie cosmique, sphères, anneaux, vastes projections vidéo peuplées de nébuleuses, d’étoiles et de déchets interstellaires avec un grand oeil cosmique qui se dilate au centre. Une imagerie «futuriste», paradoxalement datée dans son esthétique défraîchie de film de science-fiction, évoquant par ailleurs l’envoûtant Melancholia de Lars von Trier.
Sur scène, sept danseurs masculins évoluent comme des doubles autour des protagonistes isolés dans leurs non-dits. Cette masse mouvante, grouillante, à la touche homoérotique, émerveille par son agilité. Mais elle encombre aussi le plateau. La scène de la chevelure, au 3e acte, y trouve son compte – suggestive, poétique. Ailleurs, les danseurs esquissent des gestes qui détournent l’attention du livret. Du coup, on est soulagé quand deux protagonistes se rencontrent sur un plateau nu… Enfin, leurs rapports s’éclairent dans la pénombre des sentiments.
D’autres symboles – grands blocs de cristaux couchés, érigés – suggèrent la dureté minérale du pays d’Allemonde. Or, l’essentiel se joue dans les rapports d’isolement que subissent les personnages. Et c’est dans leurs désirs étouffés, l’incapacité à communiquer, qu’ils sont le plus poignants.
Mari Eriksmoen, à la blondeur intouchable, froide sans l’être, revêt un timbre scintillant et cristallin idéal en Mélisande. Jacques Imbrailo a beau avoir le physique de l’emploi en Pelléas, cette voix aux accents éplorés, naviguant entre deux tessitures, les aigus parfois blessés, ne trouve pas son équilibre. Leigh Melrose compose un Golaud très «physique», tour à tour menaçant, fourbe, irascible, coupable, alors que Matthew Best en impose en roi Arkel, patriarche à la voix d’ébène. Marie Lys est admirablement leste en Yniold, Yvonne Naef, elle, sobre et émouvante en Geneviève.
On reste comme exsangue devant cette production qui aurait mérité son flot d’applaudissements. Un beau spectacle malgré son tropplein de symbolisme.
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