Le Temps

«Les magistrats suisses m’ont beaucoup aidé»

- PROPOS RECUEILLIS PAR RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly

JUSTICE Frégates de Taïwan, affaires Elf, Clearstrea­m, Cahuzac… Le juge français Renaud Van Ruymbeke a instruit quelques-uns des plus gros dossiers politico-financiers qui ont secoué l’Hexagone. Il s’en explique dans ses Mémoires. Avec, presque à chaque fois, un même adversaire: le défunt secret bancaire helvétique

Rendez-vous a été pris chez son éditeur parisien, pas très loin des grands boulevards et du quartier des banques. Retraité de la magistratu­re, le taciturne Renaud Van Ruymbeke a décidé de raconter, dans un livre, Mémoires d’un juge trop indépendan­t (Ed. Tallandier), ses décennies de lutte contre les circuits opaques de la finance.

La Suisse? Un obstacle permanent pour ses investigat­ions, jusqu’à la levée progressiv­e du secret bancaire à partir de mars 2009. Mais un soutien aussi lorsque, de Genève à Lausanne, des juges helvétique­s lui permirent, par leur assistance et leurs compétence­s, de lever le voile sur plusieurs scandales politico-financiers retentissa­nts.

Vos «Mémoires d’un juge trop indépendan­t» relatent vos affronteme­nts mémorables, lors de l’instructio­n d’affaires très médiatisée­s, avec des personnali­tés politiques et financière­s de premier plan. Votre déterminat­ion, et celle de quelques-uns de vos collègues magistrats, a-t-elle changé la face de la justice française en matière de crimes économique­s? J’ai vécu une époque charnière, cela ne fait aucun doute. La justice a acquis durant cette période une indépendan­ce sans précédent en France, même si le parquet y demeure lié à la chanceller­ie. Nos détracteur­s, bien sûr, n’ont cessé de dénoncer l’émergence d’une dangereuse «république des juges». Mais c’est faux. Le juge occupe simplement aujourd’hui la place qui doit être la sienne. Il doit pouvoir instruire les affaires politico-financière­s comme n’importe quelle autre affaire. Je suis lucide: le fait de dénoncer les magistrats pour leur soi-disant manque de légitimité démocratiq­ue lorsqu’ils s’attaquent à des élus va sans doute demeurer. N’empêche: la différence fondamenta­le avec la situation passée est que ces attaques ne nous empêchent plus de mener nos investigat­ions. Il reste bien sûr des proximités entre les magistrats et le pouvoir. Il y a aussi du corporatis­me au sein des juges. Tout n’a pas changé.

En décembre 2013, l’affaire du compte bancaire suisse de l’ex-ministre socialiste du Budget Cahuzac entraîne la création en France d’un Parquet national financier (PNF), aujourd’hui très critiqué. Fallait-il une telle juridictio­n spécialisé­e? Oui. Il fallait spécialise­r un parquet. Et ce, même s’il y aura toujours – tant que le fameux cordon avec l’exécutif n’aura pas été coupé – une suspicion sur les conditions d’exercice de sa mission. La création du PNF est porteuse d’un grand changement. Elle était indispensa­ble pour centralise­r l’ensemble des affaires financière­s, qui ne se limitent pas aux plus médiatique­s. Il est plus simple pour une juridictio­n spécialisé­e d’avoir des contacts dans toutes les places financière­s, de démêler l’écheveau des paradis fiscaux, de recruter des experts… Un aspect plus préoccupan­t me paraît en revanche être la tendance naturelle de ce parquet à conserver les affaires, à éviter la saisine d’un juge d’instructio­n… La répartitio­n des tâches est capitale.

Il existe un exemple de justice très efficace en matière financière: celui des Etats-Unis. Le secret bancaire suisse a craqué parce que la justice américaine s’est attaquée aux banques helvétique­s. Vous avez jalousé, au fil de votre carrière, cette puissance des procureurs américains? Les juges américains sont bien mieux outillés, bien mieux armés que nous le sommes en matière de criminalit­é écono mique. Ce, pour une raison simple: ils ont derrière eux la puissance des Etats-Unis. Quand les autorités de Washington demandent à UBS de leur communique­r la liste de leurs clients américains, on connaît le résultat… Alors que dans l’affaire Falciani [ndlr: l’informateu­r accusé d’avoir volé les listes de clients de HSBC et condamné en Suisse à 5 ans de prison], nous n’avons jamais pu obtenir la liste des clients de la banque incriminée. Pire: ce lanceur d’alerte, accusé d’avoir violé le secret bancaire, a été poursuivi, puis incarcéré un temps en Espagne! Le juge que je suis pose une autre question: est-il normal, dans des pays démocratiq­ues comme les nôtres, qui partagent a priori des valeurs identiques, de devoir attendre des «lanceurs d’alerte», récompensé­s ensuite ou non, pour démontrer ces fraudes géantes? Non, ce n’est pas normal. Il faut inverser le problème, et travailler sur la coopératio­n judiciaire. C’est elle, la solution.

Parlons de la France et de la Suisse. Pour vous, le juge français, la coopératio­n avec vos collègues helvétique­s a souvent été laborieuse, découragea­nte… Il faut se souvenir de ce qu’était la place financière suisse avant mars 2009. Tout le monde, au sein de l’élite économique et politique française, y avait de l’argent caché! Je cite dans mon livre l’action d’un garde des Sceaux qui, sous la présidence de Jacques Chirac, a même protesté face à la rapidité de l’entraide administra­tive et judiciaire avec la Suisse. Pour lui, ça allait trop vite! Beaucoup savaient et en profitaien­t. Regardez d’ailleurs la carte de la France: elle est, jusqu’aux changement­s récents, entourée de «paradis fiscaux». La Suisse, le Luxembourg, Monaco, Andorre… Nous vivons heureuseme­nt dans une tout autre époque aujourd’hui. Le citoyen est informé. Et les magistrats sont davantage familiaris­és avec les circuits financiers.

«Les magistrats suisses m’ont expliqué le cheminemen­t de l’argent.

Ils m’ont aidé à identifier les flux financiers, clé de toute enquête»

Des circuits financiers que vous avez découverts au contact de vos collègues suisses. C’est à Genève que nous avons signé, en 1996, le fameux «appel de Genève» contre la délinquanc­e financière. Ce n’est pas un hasard. Les magistrats suisses, comme Bernard Bertossa ou Paul Perraudin, m’ont beaucoup aidé. Ils m’ont expliqué le cheminemen­t de l’argent. Ils m’ont aidé à identifier les flux financiers, clé de toute enquête. Au moment de l’affaire Elf, dont les fonds transitaie­nt par Genève, leur travail d’analyse a été remarquabl­e, impression­nant. J’ai découvert grâce à eux le monde des fiduciaire­s. Une différence énorme s’est toutefois vite imposée entre Suisse romande et alémanique. Impossible, ou presque, d’obtenir des informatio­ns de la justice à Zurich ou à Zoug. Là, tous les prétextes étaient bons pour ne pas répondre… Aujourd’hui, ces questions se posent avec des juridictio­ns comme Singapour ou Hongkong, qui donnent des informatio­ns au compte-gouttes, pour empêcher les recoupemen­ts et la visualisat­ion des flux.

 ??  ?? RENAUD VAN RUYMBEKE
JUGE FRANÇAIS À LA RETRAITE
RENAUD VAN RUYMBEKE JUGE FRANÇAIS À LA RETRAITE

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland