«Les magistrats suisses m’ont beaucoup aidé»
JUSTICE Frégates de Taïwan, affaires Elf, Clearstream, Cahuzac… Le juge français Renaud Van Ruymbeke a instruit quelques-uns des plus gros dossiers politico-financiers qui ont secoué l’Hexagone. Il s’en explique dans ses Mémoires. Avec, presque à chaque fois, un même adversaire: le défunt secret bancaire helvétique
Rendez-vous a été pris chez son éditeur parisien, pas très loin des grands boulevards et du quartier des banques. Retraité de la magistrature, le taciturne Renaud Van Ruymbeke a décidé de raconter, dans un livre, Mémoires d’un juge trop indépendant (Ed. Tallandier), ses décennies de lutte contre les circuits opaques de la finance.
La Suisse? Un obstacle permanent pour ses investigations, jusqu’à la levée progressive du secret bancaire à partir de mars 2009. Mais un soutien aussi lorsque, de Genève à Lausanne, des juges helvétiques lui permirent, par leur assistance et leurs compétences, de lever le voile sur plusieurs scandales politico-financiers retentissants.
Vos «Mémoires d’un juge trop indépendant» relatent vos affrontements mémorables, lors de l’instruction d’affaires très médiatisées, avec des personnalités politiques et financières de premier plan. Votre détermination, et celle de quelques-uns de vos collègues magistrats, a-t-elle changé la face de la justice française en matière de crimes économiques? J’ai vécu une époque charnière, cela ne fait aucun doute. La justice a acquis durant cette période une indépendance sans précédent en France, même si le parquet y demeure lié à la chancellerie. Nos détracteurs, bien sûr, n’ont cessé de dénoncer l’émergence d’une dangereuse «république des juges». Mais c’est faux. Le juge occupe simplement aujourd’hui la place qui doit être la sienne. Il doit pouvoir instruire les affaires politico-financières comme n’importe quelle autre affaire. Je suis lucide: le fait de dénoncer les magistrats pour leur soi-disant manque de légitimité démocratique lorsqu’ils s’attaquent à des élus va sans doute demeurer. N’empêche: la différence fondamentale avec la situation passée est que ces attaques ne nous empêchent plus de mener nos investigations. Il reste bien sûr des proximités entre les magistrats et le pouvoir. Il y a aussi du corporatisme au sein des juges. Tout n’a pas changé.
En décembre 2013, l’affaire du compte bancaire suisse de l’ex-ministre socialiste du Budget Cahuzac entraîne la création en France d’un Parquet national financier (PNF), aujourd’hui très critiqué. Fallait-il une telle juridiction spécialisée? Oui. Il fallait spécialiser un parquet. Et ce, même s’il y aura toujours – tant que le fameux cordon avec l’exécutif n’aura pas été coupé – une suspicion sur les conditions d’exercice de sa mission. La création du PNF est porteuse d’un grand changement. Elle était indispensable pour centraliser l’ensemble des affaires financières, qui ne se limitent pas aux plus médiatiques. Il est plus simple pour une juridiction spécialisée d’avoir des contacts dans toutes les places financières, de démêler l’écheveau des paradis fiscaux, de recruter des experts… Un aspect plus préoccupant me paraît en revanche être la tendance naturelle de ce parquet à conserver les affaires, à éviter la saisine d’un juge d’instruction… La répartition des tâches est capitale.
Il existe un exemple de justice très efficace en matière financière: celui des Etats-Unis. Le secret bancaire suisse a craqué parce que la justice américaine s’est attaquée aux banques helvétiques. Vous avez jalousé, au fil de votre carrière, cette puissance des procureurs américains? Les juges américains sont bien mieux outillés, bien mieux armés que nous le sommes en matière de criminalité écono mique. Ce, pour une raison simple: ils ont derrière eux la puissance des Etats-Unis. Quand les autorités de Washington demandent à UBS de leur communiquer la liste de leurs clients américains, on connaît le résultat… Alors que dans l’affaire Falciani [ndlr: l’informateur accusé d’avoir volé les listes de clients de HSBC et condamné en Suisse à 5 ans de prison], nous n’avons jamais pu obtenir la liste des clients de la banque incriminée. Pire: ce lanceur d’alerte, accusé d’avoir violé le secret bancaire, a été poursuivi, puis incarcéré un temps en Espagne! Le juge que je suis pose une autre question: est-il normal, dans des pays démocratiques comme les nôtres, qui partagent a priori des valeurs identiques, de devoir attendre des «lanceurs d’alerte», récompensés ensuite ou non, pour démontrer ces fraudes géantes? Non, ce n’est pas normal. Il faut inverser le problème, et travailler sur la coopération judiciaire. C’est elle, la solution.
Parlons de la France et de la Suisse. Pour vous, le juge français, la coopération avec vos collègues helvétiques a souvent été laborieuse, décourageante… Il faut se souvenir de ce qu’était la place financière suisse avant mars 2009. Tout le monde, au sein de l’élite économique et politique française, y avait de l’argent caché! Je cite dans mon livre l’action d’un garde des Sceaux qui, sous la présidence de Jacques Chirac, a même protesté face à la rapidité de l’entraide administrative et judiciaire avec la Suisse. Pour lui, ça allait trop vite! Beaucoup savaient et en profitaient. Regardez d’ailleurs la carte de la France: elle est, jusqu’aux changements récents, entourée de «paradis fiscaux». La Suisse, le Luxembourg, Monaco, Andorre… Nous vivons heureusement dans une tout autre époque aujourd’hui. Le citoyen est informé. Et les magistrats sont davantage familiarisés avec les circuits financiers.
«Les magistrats suisses m’ont expliqué le cheminement de l’argent.
Ils m’ont aidé à identifier les flux financiers, clé de toute enquête»
Des circuits financiers que vous avez découverts au contact de vos collègues suisses. C’est à Genève que nous avons signé, en 1996, le fameux «appel de Genève» contre la délinquance financière. Ce n’est pas un hasard. Les magistrats suisses, comme Bernard Bertossa ou Paul Perraudin, m’ont beaucoup aidé. Ils m’ont expliqué le cheminement de l’argent. Ils m’ont aidé à identifier les flux financiers, clé de toute enquête. Au moment de l’affaire Elf, dont les fonds transitaient par Genève, leur travail d’analyse a été remarquable, impressionnant. J’ai découvert grâce à eux le monde des fiduciaires. Une différence énorme s’est toutefois vite imposée entre Suisse romande et alémanique. Impossible, ou presque, d’obtenir des informations de la justice à Zurich ou à Zoug. Là, tous les prétextes étaient bons pour ne pas répondre… Aujourd’hui, ces questions se posent avec des juridictions comme Singapour ou Hongkong, qui donnent des informations au compte-gouttes, pour empêcher les recoupements et la visualisation des flux.
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