Le magnat des deuxièmes divisions
FOOTBALL A 39 ans, Ahmet Schaefer, ancien collaborateur zurichois de Sepp Blatter, possède trois clubs modestes entre lesquels il entend tisser des synergies. Les projets de sa société, avec des équipes professionnelles de seconde zone, vont encore plus loin
Ahmet Schaefer connaît bien les arcanes du sport business. Ce financier zurichois de 39 ans a collaboré avec Sepp Blatter, alors président de la FIFA, de 2008 à 2011. Il a ensuite travaillé entre Londres et Dubaï pour MP & Silva, une société spécialisée dans les droits sportifs. «Et puis j’ai eu la volonté de me rapprocher du jeu», dit-il.
En 2017, il se met en quête d’un club à reprendre. Quatre ans plus tard, il en contrôle… trois. Le Clermont Foot 63 en France. Le SC Lustenau en Autriche. Le FC Vendsyssel FF au Danemark. Tous dans les championnats de deuxième division. A ces formations modestes, il applique un système de gestion mutualisée. Son ambition: «Créer une alliance de clubs comme il en existe du côté des compagnies aériennes», précise Jérôme Champagne, ancien numéro 3 de la FIFA, et directeur général de Core Sports Capital (CSC), la holding basée à Zoug dont Schaefer est le président.
Le système des alliances de clubs, détenus par un seul propriétaire, appelé «multi-club ownership» (MCO) en anglais, n’est pas complètement nouveau. L’homme d’affaires italien Giampaolo Pozzo a acquis les clubs de Grenade (Espagne) puis Watford (Angleterre) pour exposer les nombreux joueurs que ses recruteurs dénichaient pour son Udinese. Le groupe britannique ENIC a investi dans de nombreux clubs européens au milieu des années 1990. Plus récemment, Red Bull (quatre clubs) et le City Football Group (dix) ont construit de petits empires.
En 1998, l’UEFA a cherché à garantir l’intégrité de ses compétitions en adoptant une règle prévoyant qu’«une entité (société ou individu) ne peut contrôler, de façon directe ou indirecte, plus d’un club participant à la même compétition de clubs de l’UEFA». Pour la petite histoire: la règle a aussitôt été contestée devant les tribunaux, et Red Bull y a notamment trouvé la parade puisque le RB Leipzig et le RB Salzbourg ont pu s’affronter en Europa League en 2018…
Finances saines
Mais l’Europe, de toute façon, les clubs d’Ahmet Schaefer en sont encore loin. Jérôme Champagne revient sur leurs premières prospections: «Troyes [Ligue 2, finalement racheté par le Football City Group] nous intéressait, mais les négociations n’ont pas abouti. Nous nous sommes alors demandé: pourquoi tout investir dans un seul club? Pourquoi pas dans plusieurs?»
Pendant un an et demi, les deux hommes mènent alors des recherches dans différents pays: Suisse, Espagne, Angleterre, etc. Finalement, en mars 2019, Ahmet Schaefer se décide pour le Clermont Foot 63.
Le club n’affiche pas le plus reluisant des palmarès: reparti en 1990 en Division d’honneur après une faillite, il évolue dans l’ombre du grand club de rugby de la ville, deux fois champion de France, trois fois finaliste de la Coupe d’Europe et largement soutenu par le groupe Michelin.
Mais il était intéressant à plus d’un titre, à commencer par son prix raisonnable, qui n’a pas été officiellement communiqué mais se serait élevé selon les estimations entre 3 et 7 millions d’euros. Par ailleurs, Clermont présentait l’avantage d’être sain financièrement, et celui de flirter depuis quelques saisons avec la Ligue 1, comme l’an passé où ses espoirs se sont envolés avec l’arrêt de la saison entraîné par la crise du nouveau coronavirus.
Jérôme Champagne met aussi en avant «la vraie identité» de la maison, le beau jeu prôné par l’entraîneur Pascal Gastien, et la proximité de la Suisse. Mais une question se pose: peut-on vraiment gagner de l’argent en reprenant une équipe comme Clermont? Réponse: «Un club de foot, ça coûte de l’argent, sauf ceux qui appartiennent à un Etat. On doit équilibrer nos comptes et vendre des joueurs pour équilibrer des déficits.»
Dès son premier exercice, le Clermont d’Ahmet Schaefer s’est toutefois retrouvé bénéficiaire grâce à la vente de son attaquant autrichien Adrian Grbic, «arrivé pour 0 euro et parti pour 10 millions à Lorient», souligne le président d’origine turque, que son père emmenait enfant voir les matchs de Fenerbahçe, à Istanbul.
Le «trading» de joueurs constitue l’une des principales recettes pour que le club soit à l’équilibre, voire excédentaire. Pour alimenter son réservoir de talents, la société développe un projet d’académie en Afrique du Sud, sur le modèle assumé des structures de Jean-Marc Guillou en Afrique ou Philippe Troussier au Vietnam.
Actuellement troisième du classement de Ligue 2, Clermont pourrait en outre percevoir d’importants droits TV et voir son budget revu très sensiblement à la hausse en cas de promotion dans l’élite. En attendant, la nécessité de contrôler les coûts a inspiré l’idée de «mutualiser les fonctions que les clubs modestes ne peuvent pas se payer seuls et mettre en place des synergies», souligne Jérôme Champagne. Exemple, le recrutement: «Si l’on va observer des joueurs pour cinq ou six clubs, on rentabilise», détaille le Français.
Un modèle qui laisse perplexe
Au-delà de l’alliance de ses trois clubs «maison», qui pourrait encore s’élargir en fonction des opportunités offertes par la crise sanitaire, la société d’Ahmet Schaefer propose des prestations à d’autres clubs ou investisseurs. Son service Football Impulse, développé avec l’entreprise de software Clariba, porte sur le scouting, le médical, l’entraînement et l’analyse de matchs. «Cela va offrir des possibilités nouvelles aux clubs de deuxième ou troisième divisions qui ne peuvent pas se permettre de dépenser beaucoup dans ces secteurs», insiste le Zurichois.
Mais le modèle ne convainc pas tout le monde. «Je suis très perplexe face à cette comparaison avec les alliances aériennes, réagit ainsi Jean-François Brocard, chercheur au Centre de droit et d’économie du sport (CDES) de Limoges. Je ne crois absolument pas à une gestion décentralisée d’un club de football, qui a ses particularités. Sur le scouting, la mutualisation des coûts a peutêtre un sens, mais sur le médical ou les frais administratifs par exemple, je suis sceptique.»
«Schaefer sait qu’il prend un risque, développe-t-il. Il n’y a que deux façons de gagner de l’argent: réussir à mettre en place une activité de trading permettant d’être à l’équilibre ou valoriser le club en réalisant une plus-value à terme. Sauf qu’en l’occurrence Clermont Foot a peu de public, évolue dans un stade vétuste et souffre de la concurrence monumentale du club de rugby…»
«On n’est pas dans le monde des bisounours, répond Jérôme Champagne. Mais une philosophie purement financière, sans coeur, ça ne marche pas longtemps, donc il faut trouver un point d’équilibre.»
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Objectif ? «Créer une alliance de clubs comme il en existe du côté des compagnies aériennes» JÉRÔME CHAMPAGNE, DIRECTEUR DE CORE SPORTS CAPITAL (CSC), LA HOLDING PRÉSIDÉE PAR AHMET SCHAEFER