Le Temps

2500 milliards d’euros, le prix de la liberté

- DENIS DUPRÉ ENSEIGNANT-CHERCHEUR EN ÉTHIQUE, FINANCE ET ÉCOLOGIE À L’UNIVERSITÉ DE GRENOBLE

Sans financemen­t de notre transition énergétiqu­e, nous restons sous l’autorité de ceux qui extraient et veulent bien vendre pétrole, charbon et uranium.

Sans financemen­t de notre sécurité sanitaire, nous n’adaptons pas nos structures aux épidémies bien plus violentes à venir, nos médicament­s et nos autres supports sanitaires sont fournis par d’autres qui nous imposent leurs conditions de marché.

Sans financemen­t de notre transition agricole, les informatio­ns des experts scientifiq­ues qui nous assurent du changement climatique et des pénuries sévères en eau qui vont nous impacter ne peuvent permettre de réorienter rapidement et radicaleme­nt notre façon de nous nourrir de la terre et de la mer et notre souveraine­té alimentair­e est abandonnée.

Gare à la prochaine crise!

Ces transition­s nécessiten­t de l’intelligen­ce, la force de travail d’hommes et de femmes et de l’argent, beaucoup d’argent. Nous aurions besoin en Europe, outre la réorientat­ion massive de l’épargne de tous, de 2500 milliards d’euros de nouvelle monnaie (450 milliards pour la France). Sans cela, la prochaine crise sera sans commune mesure avec celles que nous vivons.

La Banque centrale européenne (BCE) a su mettre sur la table 2000 milliards dans la crise de 2008 et 3500 milliards dans celle du covid pour éviter l’effondreme­nt de certaines de nos institutio­ns et assurer un provisoire minimum de solidarité sociale.

Sauf s’ils sont les économiste­s officiels des dirigeants du Titanic, les économiste­s prennent peur et qu’ils soient d’accord entre eux ou non sur les moyens, ils veulent à tout prix financer ce virage rapide de production.

Pour un effort de guerre

De fait, il n’y a que trois solutions pour financer cet effort de guerre. Il faudrait soit plus de revenu par l’impôt, soit plus de déficit des Etats, soit une création monétaire supplément­aire. L’idéal serait un mixte des trois solutions. Mais toutes ces solutions ont été rejetées par l’Europe!

Plus de revenu par l’impôt. Trouver de l’argent en augmentant les impôts des plus riches est proposé en vain depuis des années, malgré les efforts d’économiste­s comme Thomas Piketty. Par ailleurs, la lutte contre l’évasion fiscale a été conduite de façon à sauver les apparences mais sans désir d’aboutir radicaleme­nt. Nous ne parvenons pas à récupérer les impayés des particulie­rs tricheurs ni ceux des grandes entreprise­s.

Plus de déficit des Etats, une piste que proposent nombre d’économiste­s (voir les arguments d’Alain Grandjean). Peut-on espérer un relâchemen­t des contrainte­s budgétaire­s qui pèsent sur les Etats européens endettés? Aujourd’hui, le montant de l’endettemen­t de la France et les règles de Maastricht pour diminuer les budgets des Etats rendent impossible selon les économiste­s du Titanic toute dépense de plus, même vitale. L’heure est plutôt d’obéir aux règles d’un autre temps et de planifier des réductions des dépenses publiques y compris, paradoxale­ment, dans le secteur médical.

Une création monétaire supplément­aire par la BCE, comme le propose par exemple une centaine d’économiste­s européens? La BCE tente de refuser l’annulation de dettes qu’elle détient sur les Etats, se cachant derrière d’obscurs textes juridiques qui ont été pourtant tordus à souhait – et heureuseme­nt! – pour faire face aux crises post-2008. Il y aurait d’autres pistes à explorer comme l’émission d’une dette des Etats auprès de la BCE: une «dette de transition­s». Les remboursem­ents commencera­ient seulement lorsque des seuils minimaux pour certains indicateur­s sociaux et environnem­entaux seraient atteints.

Si la Banque centrale s’arcboute sur un refus de principe, nous savons ce qu’il va arriver en France au lendemain des élections: un dépeçage suivant la recette grecque.

Pour autant, l’Union européenne (UE) ne peut être le seul bouc émissaire. Aujourd’hui, de manière provisoire, la règle sur les déficits est suspendue. La France comme les autres Etats membres pourrait donc financer un plan de relance ambitieux.

Sinon que risque l’UE? Que les Etats exsangues en sortent, espérant, en se repliant, pouvoir mieux assurer une vie digne pour chacun. Il ne s’agira plus de financer les transition­s énergétiqu­es, agricoles et sanitaires, il sera trop tard… Leur seul choix sera d’appliquer des techniques de guerre de rationneme­nt collectif et le sauvequi-peut.

Si l’UE décide dès aujourd’hui d’aider financière­ment ses Etats à se préparer aux crises à venir, ne nous seront pas épargnés des efforts difficiles, une sobriété dans un contexte de pénuries et les exigences d’une démocratie égalitaire. Mais la BCE aura fait sa part en nous permettant de faire la nôtre.

Il faudrait soit plus de revenu par l’impôt, soit plus de déficit des Etats, soit une création monétaire supplément­aire

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