Le Temps

La tragédie sans fin des Rohingyas

Le putsch du 1er février consacre le retour du pire bourreau de la minorité musulmane, victime d’un génocide selon l’ONU

- VANESSA DOUGNAC, NEW DELHI

En Birmanie, 600 000 Rohingyas vivent encore dans le Rakhine, et 126 000 d’entre eux ont été déplacés dans des camps où ils végètent dans des conditions plus que précaires

Aujourd’hui, leur sort dépend de leur pire ennemi: l’armée birmane. Le cerveau du putsch, le général Min Aung Hlaing, est l’homme qui a dirigé les massacres de l’été 2017

Depuis neuf ans, Rayan vit dans un ghetto géant où se massent 1,2 million de réfugiés rohingyas, sur la péninsule de Teknaf, dans le sud du Bangladesh. A 31 ans, il est confiné à son sort d’apatride et à la misère des camps, qui devaient être temporaire­s et restent sous perfusion de l’aide humanitair­e. Rayan a appris à y survivre mais le retour improbable au pays natal, la Birmanie, est le seul espoir qui l’anime. Une perspectiv­e qui s’estompe plus encore depuis le coup d’Etat militaire du 1er février.

«Notre avenir s’assombrit, commente le jeune homme. Nous sommes très inquiets. Que va-t-il advenir des rapatrieme­nts, de la Birmanie tout entière et de nos frères rohingyas qui sont restés là-bas et sont en danger, parce que l’armée peut les cibler à tout moment?»

Au fil des années passées dans les camps, Rayan a vu l’histoire des siens s’enliser. Les Rohingyas n’ont jamais cessé de fuir leur Etat de Rakhine, en Birmanie. Minorité musulmane, ils sont considérés comme des parias par le pouvoir bouddhiste birman qui, en 1982, les a dépossédés de leur citoyennet­é. En août 2017, les massacres perpétrés dans le Rakhine par les soldats birmans ont à nouveau poussé en masse les Rohingyas vers le Bangladesh. 742 000 d’entre eux ont déferlé dans les camps, avec des récits de viols, d’exécutions et de villages incendiés. «Nous sommes les survivants d’un génocide», dit Rayan, qui a demandé à changer son nom, par peur des militaires.

Des généraux sans filets

Aujourd’hui, le sort des Rohingyas en Birmanie dépend de leur pire ennemi: la Tatmadaw, l’armée birmane. Le cerveau du putsch, le général Min Aung Hlaing, est l’homme qui a dirigé les massacres de l’été 2017, bien qu’il justifie la répression par la nécessité de contrer un groupe d’insurgés du Rakhine. La Birmanie n’en est pas moins accusée de «génocide» par les Nations unies, et ses dirigeants sont jugés par la Cour internatio­nale de justice à La Haye, qui a auditionné, en 2019, la cheffe du gouverneme­nt civil, Aung San Suu Kyi.

Si les généraux détiennent aujourd’hui l’ancienne icône de la dissidence, Aung San Suu Kyi n’en tire aucune sympathie de la part des Rohingyas, qui gardent de son gouverneme­nt l’image d’un simulacre de démocratie et de compromiss­ions avec la junte. «Sous son mandat, le Rakhine est devenu une zone de guerre. Pour nous, elle a perdu sa dignité et son respect», lâche Rayan, qui lui porte une véritable haine, à la hauteur de sa déception.

Mais un gouverneme­nt civil, aussi limité soit-il, pouvait freiner certaines velléités militaires. Sans filets, les généraux se livreront-ils à de nouvelles attaques contre les Rohingyas? «Ils ont déjà donné la preuve de leur volonté d’user de la violence à l’encontre des Rohingyas, qui sont très vulnérable­s», alerte Tun Khin, président du groupe britanniqu­e Burma Rohingya Organizati­on. En Birmanie, 600000 Rohingyas vivent encore dans le Rakhine, et 126000 d’entre eux sont déplacés, pour certains dans des camps précaires. Ils restent privés de citoyennet­é et vivent dans des conditions proches d’un «apartheid», selon Amnesty Internatio­nal. «Le coup d’Etat les expose davantage à un risque d’atrocités», affirme Daniel Sullivan, avocat spécialisé dans la défense des droits des réfugiés.

Néanmoins, la situation des Rohingyas était moins tendue, depuis peu, dans le Rakhine. «Les conséquenc­es du putsch sont très incertaine­s car les militaires ont fait des pas positifs, explique Wakar Uddin, qui dirige l’organisati­on Arakan Rohingya Union. Par exemple, ils ont signalé au Bangladesh qu’ils restaient engagés à rapatrier les réfugiés rohingyas.»

En dépit de l’instabilit­é actuelle, le Bangladesh persiste lui aussi dans sa volonté de poursuivre le processus de renvoi des Rohingyas, en vertu d’un accord conclu fin 2017. Pour cette nation pauvre, les réfugiés sont un fardeau. Mais Rangoun, qui a validé seulement 42000 noms sur la liste des 840000 Rohingyas présentée par Dhaka, traîne à réintégrer les indésirabl­es qui, pour leur part, ne veulent pas rentrer sans la garantie de leur sécurité et de leurs droits. «La probabilit­é d’un rapatrieme­nt des Rohingyas était quasi au point mort avant le coup d’Etat et elle s’amenuise plus encore à présent», estime l’avocat Daniel Sullivan.

Appel aux sanctions

Certains activistes et experts espèrent que le putsch militaire poussera la communauté internatio­nale à mettre la Birmanie face à ses responsabi­lités, en dépit du soutien que lui accorde la Chine. A commencer par la poursuite du procès pour génocide conduit à La Haye. «Sans une réponse internatio­nale forte, les militaires ne reculeront pas», affirme Simon Billenness, qui en appelle aux sanctions et mène des campagnes de boycott pour maintenir la pression sur les intérêts financiers des militaires. Dans sa ligne de mire, des firmes étrangères qui traitent avec la junte: le français Total, l’américain Chevron ou encore le bijoutier Harry Winston. Ce dernier, propriété de l’horloger suisse Swatch Group, est accusé d’acheter à la Birmanie des «pierres du génocide», principale­ment des rubis.

Dans l’immédiat, face à l’ennemi commun, le peuple birman s’unit dans la protestati­on. «Dans les rues de Rangoun, des Rohingyas et des Birmans ont manifesté côte à côte, se félicite Tun Khin. Pour la première fois, une empathie existe.» Depuis leurs camps du Bangladesh, Rayan et ses frères d’infortune sont solidaires des grèves et des mouvements de désobéissa­nce civile qui livrent un bras de fer à la dictature militaire. Mais, ne connaissan­t de son pays que l’exclusion, Rayan reste méfiant face à cette soudaine unité: «La véritable solidarité reste impossible tant qu’il existe encore de la haine dans le coeur des gens.»

«La probabilit­é d’un rapatrieme­nt des Rohingyas était quasi au point mort avant le coup d’Etat et elle s’amenuise plus encore à présent» DANIEL SULLIVAN, AVOCAT SPÉCIALISÉ DANS LA DÉFENSE DES DROITS

DES RÉFUGIÉS

 ?? (HANNAH MCKAY/REUTERS) ?? Des réfugiés rohingyas l’année de leur grand exode, près de Cox’s Bazar, au Bangladesh.
(HANNAH MCKAY/REUTERS) Des réfugiés rohingyas l’année de leur grand exode, près de Cox’s Bazar, au Bangladesh.

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