Une société libérale devrait convaincre plutôt que contraindre
Le 7 mars nous votons sur l’initiative sur l’interdiction de se dissimuler le visage. Le Conseil fédéral et le parlement recommandent de rejeter ce texte qui n’atteindra pas les buts visés. Lors des débats, de nombreux parlementaires, de tous partis, qu’ils soient partisans ou opposants de l’initiative, se sont exprimés pour souligner leur malaise devant une femme portant un voile intégral. Et nous réagissons tous ainsi: personne n’aime voir ce vêtement d’un islam politique en Suisse, qui symbolise un obstacle à l’égalité et à l’intégration. L’initiative semble donc tentante. La question à se poser est: parviendra-t-elle à améliorer l’intégration et l’égalité homme-femme?
Il y a hélas de fortes raisons d’en douter et même de penser que c’est le contraire qui se produira.
D’abord l’interdiction de forcer une personne à se dissimuler le visage est déjà condamnable au titre de la contrainte (art. 181 du Code pénal). L’initiative n’apporte rien de plus. On peut craindre au contraire que, loin de libérer les femmes qui seraient contraintes de porter ce vêtement, une interdiction générale ne les enferme davantage en les empêchant, à l’avenir, de quitter le domicile. Seul un nombre très limité de femmes portent de tels vêtements en Suisse: on les estime à 20 à 30 sur le pays. Et certaines sont des Suissesses converties qui le portent volontairement. Dans ce cas, même si on n’approuve pas ce choix, la majorité du parlement estime qu’il n’y a pas lieu d’interdire à autrui un vêtement même ostentatoire. Une société libérale ne doit pas bannir aussitôt ce qui la dérange, elle doit plutôt intégrer par la force de ses valeurs.
A cet égard, l’exemple de la France n’a pas montré d’amélioration de l’intégration et d’apaisement des tensions religieuses après l’interdiction. Au contraire, le nombre de femmes portant le niqab par défiance a eu tendance à augmenter et les tensions se sont plutôt renforcées. On peut craindre qu’en Suisse aussi une interdiction ne tende plutôt à augmenter le nombre de femmes qui se couvrent d’un voile intégral, par réaction, et que les tensions religieuses n’augmentent. Par ailleurs, on n’interdit pas de tels signes ostentatoires (barbe, chevelure, couvre-chef…) aux hommes qui veulent marquer leur appartenance à l’aile orthodoxe d’une religion. La conseillère fédérale Karin Keller-Sutter s’interrogeait récemment: pourquoi veut-on toujours réglementer les vêtements des femmes?
D’autres femmes qui portent le niqab, enfin, sont des touristes de passage et la question de leur intégration ne se pose pas. Or l’initiative ne prévoit pas d’exception touristique. On peut y voir un risque pour l’attractivité de sites comme Genève, Lucerne, Montreux. La couverture du visage dans d’autres contextes, p. ex. par des mascottes commerciales ou de clubs sportifs, des artistes de rue ou encore lors de soirées costumées en dehors de carnaval, sera aussi bannie dans des lieux publics. Cela portera atteinte à nos libertés, plus fortement qu’on ne le pense. Ce n’est certes pas le but de l’initiative, mais c’est son texte: les exceptions qu’elle prévoit sont limitées et surtout elles sont exhaustives. Elles sont liées aux lieux de culte, à la santé, la sécurité, au climat ou à une coutume locale. Le législateur ne pourra pas s’écarter de cette liste limitée d’exceptions.
Quant à savoir si des manifestations comme Halloween, l’anniversaire d’un enfant dans un lieu public ou un Père Noël à la période des Fêtes (y compris à des fins commerciales) sont des coutumes locales, les cantons et probablement les tribunaux devront trancher au cas par cas, car l’initiative n’est pas claire à ce sujet. On peut douter de la proportionnalité de toutes ces atteintes au vu de la situation en Suisse et au nombre extrêmement limité de niqabs sur le territoire. L’empiètement sur les compétences cantonales semble lui aussi disproportionné. Plusieurs cantons ont traité d’une interdiction: cinq ont choisi d’y renoncer et deux seulement d’y recourir. Quant à l’argument de la sécurité, il ne tient pas puisque des interdictions de camouflage lors de manifestations publiques existent déjà dans la majorité des cantons.
Enfin, si l’initiative limite les compétences cantonales, elle ne prévoit pas pour autant une réglementation uniforme: ce sera aux 26 cantons d’adopter chacun sa législation d’exécution. Si l’initiative est refusée, le contre-projet indirect entrera en vigueur. Il prévoit l’obligation de montrer son visage pour des besoins d’identification par des agents fédéraux ou personnes assimilées, p. ex. un contrôleur CFF. Il vise aussi à favoriser l’intégration des femmes et l’égalité: la Confédération pourra soutenir financièrement des projets en ce sens. Dire non à l’initiative, c’est dire oui au contreprojet et favoriser une société qui intègre plutôt que des interdictions inefficaces.
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Le législateur ne pourra pas s’écarter de cette liste limitée d’exceptions