La conquête de Mars
On a posé un nouveau doigt sur Mars sous la forme d’un robot fouilleur chargé de récolter des échantillons de roches martiennes qu’on ira rechercher quand ils seront prêts, dans deux ou trois ans. L’espace légendaire du ciel devient opérationnel. On peut le voir au télescope jusqu’aux limites des galaxies, le mesurer, positionner ses composantes et leur donner une forme. On peut s’y déplacer loin au-delà de la Lune. La perspective terrestre cède devant la perspective interplanétaire.
Les images de l’amarsissage de l’astromobile Perseverance, le 19 février, ont mis 11,5 minutes-lumière pour arriver sur les écrans de la NASA. Lorsque les ingénieurs de la salle de contrôle se sont levés pour applaudir, l’événement avait déjà eu lieu, onze minutes et demie plus tôt. Entre le moment où l’engin était censé se poser et le moment où ils l’ont vu posé, il a fallu que la lumière ait franchi les 55 millions de kilomètres qui nous séparent de lui en ligne droite. Pour qui attend la réussite ou l’échec d’une mission extraordinairement complexe et onéreuse, ces onze minutes sont interminables. Elles sont très courtes au regard de l’infiniment loin de l’espace galactique. Elles sont un quasiinstantané au regard de l’histoire.
Il avait fallu sept mois à la reine Isabel de Castille pour apprendre que Christophe Colomb, parti avec ses vaisseaux en direction de l’ouest le 3 août 1492, avait touché terre au-delà de l’Atlantique. Il avait fallu neuf mois à Vasco de Gama pour accoster à Calicut en 1498 et presque autant pour revenir et s’annoncer vivant à Manuel Ier, roi du Portugal.
Le XVIe siècle est le premier moment de re-situation de l’homme européen dans son contexte terrestre. Son espace mythique médiéval s’est désagrégé en faveur de l’espace réel éprouvé. Au retour de Pedro Alvarez Cabral, qui avait touché les côtes du Brésil en avril 1500, le conseil de Manuel Ier s’est réuni pour savoir s’il fallait poursuivre. Le chroniqueur du monarque, Joao de Barros, rapporta la séance: «Pour beaucoup, à la seule vue d’une si grande côte dessinée sur la carte maritime et de tant de routes indiquées que nos vaisseaux semblaient parcourir deux fois le tour du Monde connu, un tel vertige d’imagination les saisissait que leur jugement en était obscurci.»
Ce monde-là, qui n’était «plus dépeint mais véritable», a redimensionné radicalement l’expérience humaine. Le point de vue terrien continental popularisé par les caravaniers a été remplacé par la perspective océanique. L’Atlantique vaincu, une civilisation nouvelle a commencé, qui faisait l’épreuve de la longueur du temps sur mer: «Avant que nous ayons réponse à nos lettres, et que Votre Altesse veuille secourir nos besoins, le soleil aura fait maintes courses et voulu accomplir deux révolutions entières», écrivait Alfonso de Albuquerque à Manuel Ier en 1512. Au temps long a succédé la fascination de son raccourcissement: «On en sait plus maintenant en un jour grâce aux Portugais qu’on en apprenait en cent ans avec les Romains», jubilait un auteur du XIXe siècle.
Que savait-on alors? Que l’outre-mer était habitable et rempli de richesses. Sur ce nouveau lieu atteignable et prometteur s’est construite la figure de l’avenir, liée à la science et à la technique, rassemblées dans «le progrès». Toujours plus loin, toujours plus vite.
L’idée de progrès est épuisée mais pas celle de la science et des techniques, pourvoyeuses de nouveaux vertiges. Il n’y a pas d’or sur Mars mais d’immenses ressources de connaissances sur le passé de la Terre et, plus fabuleux encore, sur le passé de la vie. Dans quelques années si tout va bien, une flotte de fusées, navettes et autres mobiles interstellaires ramènera des carottes géologiques qui transformeront en vérité les hypothèses – ou les fantasmes – élaborées à propos de la planète Mars. Si l’on n’a pas appris à coexister pacifiquement sur Terre avec les virus, on pourra imaginer de s’y enfuir. Le temps des centaines de millions de kilomètres à parcourir pour y arriver ne paraîtra plus très long. Peut-être même l’aurat-on raccourci.