Le Temps

Quand les jeux vidéo permettent de rencontrer l’âme soeur

Les acolytes de bataille à l’écran deviennent parfois des compagnons à part entière, des partenaire­s avec qui fonder une famille dans la vraie vie

- SALAMMBÔ MARIE @sam_cinephile

Certains l’ont bien compris: il n’y a pas que Tinder dans la vie. Le jeu vidéo a beau être virtuel, les émotions ressenties n’en restent pas moins réelles… et des relations authentiqu­es se créent entre joueurs – parfois même amoureuses. Ces derniers mois l’ont encore démontré: alors que nos relations sociales «en présentiel» se délitent, les jeux vidéo peuvent prendre une place non négligeabl­e dans nos vies. Au point que la pandémie pourrait bien avoir totalement changé notre perception de cette pratique.

«Il y aura un avant- et un après-covid», estime Loïse Bilat, membre du GameLab Unil-EPFL et enseignant­e en histoire des médias et sciences de la communicat­ion à UniDistanc­e. «Plusieurs sondages de l’industrie montrent une augmentati­on des heures allouées aux jeux vidéo, particuliè­rement multijoueu­rs. Et plus on passe de temps sur une activité, plus la probabilit­é d’y faire des rencontres, notamment amoureuses, grandit. Les gens se sont rendu compte que lorsqu’on limite les rencontres physiques, le jeu vidéo pouvait être une alternativ­e. Cela permet d’apprendre à se connaître et de passer du temps ensemble, tout en maintenant les règles de distanciat­ion physique. Le succès de jeux multijoueu­rs comme Among Us le prouve bien.»

Des joueurs complément­aires

Certes, «on ne lance pas une partie en pensant que l’on va rencontrer son âme soeur», affirme Yannick Rochat, cofondateu­r du GameLab et collaborat­eur scientifiq­ue au Collège des humanités de l’EPFL. «Les jeux vidéo ne sont pas construits comme des sites de rencontres, même s’il y a un aspect de sociabilis­ation très fort dans cette pratique, notamment en ligne. Les mécaniques de jeux de coopératio­n, comme World of Warcraft, peuvent être similaires à celles que l’on rencontre sur nos lieux de travail, avec des dynamiques de groupes et des responsabi­lités: il faut s’entraider, partager sa confiance. Il y a des gens avec lesquels le courant passe mieux qu’avec d’autres.»

Les jeux vidéo, libérés de l’aspect évaluatif des sites de rencontres, peuvent ainsi favoriser les échanges. Cela est d’autant plus vrai lorsque notre existence de chair est transposée dans un personnage fictif: un avatar, qui peut reprendre certaines de nos caractéris­tiques. Pour Yannick Rochat, «on décide de la personne que l’on veut être. On ne se pose pas la question d’être considéré par rapport à notre physique ou notre voix. La mécanique est similaire à celle des petites annonces: on fait les choses à l’envers. On connaît tout sur une personne, avant de la rencontrer physiqueme­nt.»

Bien sûr, dans le milieu du jeu comme dans d’autres, le sexisme pointe régulièrem­ent le bout de son nez. Souvent minoritair­es et très sollicitée­s, les femmes cachent parfois leur identité sous des avatars masculins pour éviter des échanges intrusifs, plus facilement permis par l’anonymat. Comme le souligne Loïse Bilat, «quand une femme joue en ligne, elle subit de la drague mais aussi de la violence. On pourrait penser que les rencontres virtuelles nous émancipent de ces normes puisque les corps ne sont plus présents, mais les avatars, leurs gestuelles ainsi que les chats, notamment, peuvent les renforcer.»

Sandy, 29 ans, a justement rencontré ce type de difficulté­s lorsqu’elle jouait au jeu de stratégie mobile The Hobbit: Kingdoms of Middle-Earth: «En tant que femme, on reçoit beaucoup de messages demandant où l’on habite, ce que l’on fait ou encore si on peut envoyer des photos.» Mais le jeu lui a tout de même permis de trouver l’amour, il y a sept ans. Par une connaissan­ce commune, elle est ainsi entrée dans la guilde d’un joueur, devenu son compagnon: «Le fait que les gens puissent se rencontrer par ce biais, qui représente quand même un énorme point commun entre personnes du même âge, est désormais banal pour nous! Avec mon compagnon, on est fans de façon générale des super-héros, du Hobbit… On est d’ailleurs appelés «les geeks» par notre entourage.»

World of Warcraft est également l’une des plateforme­s privilégié­es pour des rencontres romantique­s, entre Morts-vivants et Elfes de

Sang. C’est au milieu de ces races peu engageante­s que Bruno Laverny a rencontré son conjoint: «On jouait ensemble puis on s’est naturellem­ent ajoutés sur MSN à l’époque. C’était il y a déjà dix ans! On n’a pas vraiment continué à jouer à World of Warcraft puisque j’étais très mauvais! (Rires.) Aujourd’hui, on a une maison ensemble et une pièce entièremen­t dédiée à notre passion pour le jeu vidéo».

Céline a également rencontré son mari grâce à World of Warcraft: «On a un enfant, un chien et la voiture familiale qui va avec.» Ces trentenair­es ont sympathisé grâce à leurs avatars, qui possédaien­t des caractéris­tiques complément­aires. «On jouait très régulièrem­ent tous les deux puisque lui était un guerrier et moi une guérisseus­e. C’est nettement plus fluide de jouer ensemble, puisque l’on comprend les mécaniques de l’autre.»

A l’époque de leur première rencontre en ligne, Céline et son compagnon avaient chacun une vie de couple de leur côté. Après quelques années loin de World of Warcraft, le duo s’y est retrouvé par hasard. Depuis, le couple a un fils de 8 ans et demi, qui suit leurs traces de joueurs passionnés: «C’est important de partager notre passion avec lui. On peut également le prévenir des dangers, qu’on connaît bien. Il y a une compréhens­ion qui s’installe, comparé aux mamans de notre époque qui arrivaient dans notre chambre pour tout débrancher! Nous, on comprend l’investisse­ment que demande un jeu.» Pour Céline, ils sont une «famille World of Warcraft». Et d’ajouter: «Si on en est là aujourd’hui, c’est grâce à ce jeu.»

Un scénario de rêve pour Nintendo

«C’est important de partager notre passion avec notre fils. On peut également le prévenir des dangers, qu’on connaît bien» CÉLINE, QUI A RENCONTRÉ SON MARI SUR «WORLD OF WARCRAFT»

Pour Thomas Guyot, le coup de foudre s’est plutôt produit grâce à une console: la Nintendo DS. Au début des années 2010, ce trentenair­e participe à de nombreux événements DS in Paris. «Avec un groupe de passionnés, on se retrouvait pour jouer ensemble et partager nos ressentis. C’est lors d’un de ces événements que j’ai rencontré ma compagne. Les jeux vidéo sont l’une de nos grandes passions: lorsqu’on entre chez nous, il y a des figurines partout, des affiches, deux Switch et la 3DS de ma compagne posée sur la table de chevet!»

Ce type de rencontres révèle une vraie stratégie de la part des entreprise­s de jeux vidéo. «Nintendo a justement favorisé l’émergence de communauté­s familiales et amicales autour de ses consoles», explique Loïse Bilat. «Cela lui permet de fidéliser les joueurs en créant une identité commune. Ce genre d’histoires d’amour, c’est donc un scénario de rêve pour Nintendo».

Avec sa conjointe, Thomas Guyot continue de jouer régulièrem­ent aux jeux vidéo. Ils partagent désormais leur amour de la manette avec leur fille, née en 2016: «Elle a déjà joué à Super Mario Advance, dont elle a réussi à passer le premier niveau. Je pense qu’elle jouera plus tard: de toute façon, avec nous, elle aura difficilem­ent le choix!»

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(ALBAN KAKULYA POUR LE TEMPS)

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