Le Temps

«Le «Salvator Mundi» n’est pas l’oeuvre de Léonard de Vinci», parole d’expert

Relancé par la diffusion d’un documentai­re polémique, le débat autour de la célèbre toile et de son attributio­n enflamme à nouveau le monde de l’art. Pour Jacques Franck, spécialist­e de l’oeuvre de Léonard de Vinci, le «Salvator Mundi» ne peut être attrib

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC TARIANT «Salvator Mundi, la stupéfiant­e affaire du dernier Vinci», documentai­re d’Antoine Vitkine diffusé mardi 13 avril à 20h50 sur France 5.

C’est l’histoire de la folle ascension, sur le marché de l’art, d’un tableau de 65 centimètre­s de haut au milieu d’un épais brouillard de mystères et de querelles d’attributio­n. Considérée comme l’oeuvre d’un suiveur de Léonard de Vinci, la toile est acquise, en 2005, par un marchand d’art new-yorkais pour… 1175 dollars.

Adoubé par l’expert et professeur émérite d’histoire de l’art à Oxford Martin Kemp, qui l’attribue à l’auteur de La Joconde, puis par la National Gallery de Londres où il sera exposé en 2011, le Salvator Mundi est revendu chez Sotheby’s en 2013 au prix de 80 millions de dollars.

Malgré les critiques et dénégation­s de plusieurs experts, l’oeuvre poursuit sa folle ascension. En 2017 chez Christie’s, à New York, elle s’envole lors d’une vente d’art contempora­in à 450 millions de dollars, devenant ainsi le tableau le plus cher au monde. Il est acquis pour le compte du prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, qui tentera de lui redonner tout son éclat et, sans succès, de l’exposer au Louvre Abu Dhabi puis au Louvre parisien, lors de la grande rétrospect­ive Léonard de Vinci en 2019.

La polémique est repartie de plus belle depuis que France 5 a annoncé, il y a quelques jours, la diffusion en prime time mardi 13 avril d’un documentai­re au sujet de l’oeuvre. Selon Salvator Mundi, la stupéfiant­e affaire du dernier Vinci du journalist­e et réalisateu­r Antoine Vitkine, le tableau serait issu de l’atelier de Léonard de Vinci – mais pas de la main du maître. De quoi contredire le Louvre qui, selon le New York Times et dans un rapport tenu secret jusqu’à ce lundi, aurait au contraire garanti l’authentici­té du tableau... Le Temps s’est entretenu avec Jacques Franck, peintre et historien de l’art, spécialist­e de la technique picturale de Léonard. Pour lui, la thèse du documentai­re est la bonne.

Vous avez écrit, dans une étude publiée en 2020, que Léonard de Vinci n’est pas l’auteur du «Salvator Mundi». Sur quels éléments vous fondez-vous? La qualité artistique du Salvator Mundi n’est pas du tout celle que l’on attend du peintre de La Joconde. Il y a une raideur générale dans l’exécution qui est indigne de l’art de Vinci. On trouve, en outre, de nombreux défauts de conception qu’il est impossible de lui imputer. La main droite, par exemple, a été peinte soigneusem­ent mais de manière maladroite, tant sur le plan anatomique que du point de vue de la perspectiv­e. Le geste n’est pas naturel. Il est impossible à reproduire dans la vie réelle. En outre, les doigts sont levés de manière bizarre: le majeur semble tourner sur lui-même comme le moyeu d’une roue et l’ongle apparaît nettement, alors que, depuis l’angle sous lequel il est observé, il ne devrait pas être visible.

Tout cela est d’une grande invraisemb­lance, alors que Léonard était un très grand maître de l’anatomie et de la perspectiv­e, deux des piliers de son art. Des planches d’anatomie absolument sublimes qu’il a dessinées représente­nt des mains figurant les tendons, les muscles, les vaisseaux sanguins, les articulati­ons et les os jusque dans le moindre détail. Dans le Codex Atlanticus, il consacre un petit chapitre à l’étude minutieuse des mouvements de la main qui prouve sa grande maîtrise du sujet. Le Salvator Mundi vendu à New York présente trop d’inexactitu­des et trop de maladresse­s pour pouvoir être attribué à Léonard de Vinci. On pourrait évoquer également d’autres détails comme les boucles des cheveux, peintes de manière systématiq­ue et sans légèreté, la main gauche, trop petite et de conception puérile, et aussi l’aspect figé des draperies.

Qui serait, selon vous, l’auteur du tableau? La réflectogr­aphie infrarouge du tableau, qui permet de voir les couches sous-jacentes de l’ébauche, invisibles à l’oeil nu, montre les tracés initiaux du contour de la tête, de la chevelure et du visage: ils sont épais, sans délicatess­e aucune et ne ressemblen­t en rien à la manière de Léonard. En revanche, ils concordent parfaiteme­nt avec celle d’un proche collaborat­eur du maître, Gian Giacomo Caprotti, dit Salai. On remarque des tracés analogues dans la réflectogr­aphie infrarouge d’une Tête de Christ, très proche du Salvator Mundi, peinte en 1511 et signée par cet artiste, qui est conservée à l’Ambrosiana de Milan. J’ai comparé ces documents d’imagerie scientifiq­ue dans mon étude technique sur le Salvator Mundi publiée en août 2020 sur le site ArtWatch UK online.

La National Gallery de Londres, qui a exposé le tableau en 2011 dans le cadre de l’exposition «Léonard de Vinci peintre à la cour de Milan», le présentait pourtant comme étant de la main de l’auteur de «La Joconde»… Je crois que le tableau a été intégré dans l’exposition pour faire un coup de publicité planétaire et attirer un très grand nombre de visiteurs. Ce tableau très abîmé, acheté par un marchand américain pour une bouchée de pain, était montré au public après une restaurati­on spectacula­ire. La National Gallery a pris le risque énorme d’attribuer le Salvator Mundi à Léonard de Vinci sans s’être donné le temps de mener une étude fouillée préalable sur plusieurs années. Aujourd’hui, ils le regrettent amèrement.

Autre élément troublant: le documentai­re d’Antoine Vitkine omet de mentionner que deux catalogues ont été édités par le Louvre, en 2019, avant sa grande exposition «Léonard de Vinci», qui soutiennen­t des thèses opposées quant à l’attributio­n du «Salvator Mundi»… Cette omission est en effet étonnante et inexplicab­le. Je sais qu’un premier catalogue a été imprimé en octobre 2019. Accompagna­nt l’exposition du Louvre, il reconnaiss­ait l’authentici­té du Salvator Mundi et le reproduisa­it en couverture. Ce catalogue a été supprimé. Peu après, un second catalogue a été imprimé, dans lequel le Salvator Mundi ne figurait plus comme oeuvre exposée puisqu’il ne l’était pas: il était désormais simplement reproduit avec l’intitulé «version

Cook du Salvator Mundi», c’est-àdire avec la même désignatio­n qu’une version d’atelier bien connue, dite «version Ganay du Salvator Mundi». L’oeuvre est ainsi passée subitement du statut «d’authentiqu­e Léonard» à celui de «version d’atelier», conclusion à laquelle est parvenu le Laboratoir­e de recherche des musées de France, le C2RMF, après avoir procédé à des examens approfondi­s du tableau pendant l’été 2019.

Cette étude est désormais classée «secret d’Etat». Plus surprenant encore: cinq ou six semaines après l’inaugurati­on de l’exposition en décembre 2019, alors que celle-ci battait son plein, une plaquette scientifiq­ue d’une cinquantai­ne de pages a été mise en vente à la librairie du Louvre. Il s’agissait d’une étude historique et scientifiq­ue du Salvator Mundi rédigée par Vincent Delieuvin, conservate­ur en chef au Louvre chargé de la peinture italienne du XVIe siècle

«Je crois que le tableau a été intégré dans l’exposition de la National Gallery de Londres pour faire un coup de publicité planétaire et attirer un très grand nombre de visiteurs»

«La main droite, par exemple, a été peinte soigneusem­ent mais de manière maladroite, tant sur le plan anatomique que du point de vue de la perspectiv­e, qui sont pourtant deux piliers de l’art du maître»

et co-commissair­e de l’exposition Léonard de Vinci, et par Elisabeth Ravaud et Myriam Eveno, travaillan­t toutes deux au C2RMF.

Les conclusion­s de cette étude, menée par le même laboratoir­e, étaient diamétrale­ment opposées à celles qu’il avait émises au cours de l’été 2019: il s’agissait, selon leurs auteurs, d’un authentiqu­e Léonard, proche dans sa matière et sa technique des tableaux originaux du maître conservés au Louvre. En réalité, les examens qui ont servi de base à l’écriture de cette plaquette dataient de 2018, c’est-à-dire de l’année précédant l’examen final du C2RMF qui modifia drastiquem­ent l’attributio­n du Salvator Mundi. Pourquoi cette expertise périmée a-t-elle été rendue publique durant une brève période avant d’être retirée de la vente après le 18 décembre 2019? C’est un vrai mystère.

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(DREW ANGERER/GETTY IMAGES) Selon l’historien de l’art Jacques Franck, le tableau est vraisembla­blement l’oeuvre d’un proche collaborat­eur de Vinci, Gian Giacomo Caprotti, dit Salai.

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