«Le «Salvator Mundi» n’est pas l’oeuvre de Léonard de Vinci», parole d’expert
Relancé par la diffusion d’un documentaire polémique, le débat autour de la célèbre toile et de son attribution enflamme à nouveau le monde de l’art. Pour Jacques Franck, spécialiste de l’oeuvre de Léonard de Vinci, le «Salvator Mundi» ne peut être attrib
C’est l’histoire de la folle ascension, sur le marché de l’art, d’un tableau de 65 centimètres de haut au milieu d’un épais brouillard de mystères et de querelles d’attribution. Considérée comme l’oeuvre d’un suiveur de Léonard de Vinci, la toile est acquise, en 2005, par un marchand d’art new-yorkais pour… 1175 dollars.
Adoubé par l’expert et professeur émérite d’histoire de l’art à Oxford Martin Kemp, qui l’attribue à l’auteur de La Joconde, puis par la National Gallery de Londres où il sera exposé en 2011, le Salvator Mundi est revendu chez Sotheby’s en 2013 au prix de 80 millions de dollars.
Malgré les critiques et dénégations de plusieurs experts, l’oeuvre poursuit sa folle ascension. En 2017 chez Christie’s, à New York, elle s’envole lors d’une vente d’art contemporain à 450 millions de dollars, devenant ainsi le tableau le plus cher au monde. Il est acquis pour le compte du prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane, qui tentera de lui redonner tout son éclat et, sans succès, de l’exposer au Louvre Abu Dhabi puis au Louvre parisien, lors de la grande rétrospective Léonard de Vinci en 2019.
La polémique est repartie de plus belle depuis que France 5 a annoncé, il y a quelques jours, la diffusion en prime time mardi 13 avril d’un documentaire au sujet de l’oeuvre. Selon Salvator Mundi, la stupéfiante affaire du dernier Vinci du journaliste et réalisateur Antoine Vitkine, le tableau serait issu de l’atelier de Léonard de Vinci – mais pas de la main du maître. De quoi contredire le Louvre qui, selon le New York Times et dans un rapport tenu secret jusqu’à ce lundi, aurait au contraire garanti l’authenticité du tableau... Le Temps s’est entretenu avec Jacques Franck, peintre et historien de l’art, spécialiste de la technique picturale de Léonard. Pour lui, la thèse du documentaire est la bonne.
Vous avez écrit, dans une étude publiée en 2020, que Léonard de Vinci n’est pas l’auteur du «Salvator Mundi». Sur quels éléments vous fondez-vous? La qualité artistique du Salvator Mundi n’est pas du tout celle que l’on attend du peintre de La Joconde. Il y a une raideur générale dans l’exécution qui est indigne de l’art de Vinci. On trouve, en outre, de nombreux défauts de conception qu’il est impossible de lui imputer. La main droite, par exemple, a été peinte soigneusement mais de manière maladroite, tant sur le plan anatomique que du point de vue de la perspective. Le geste n’est pas naturel. Il est impossible à reproduire dans la vie réelle. En outre, les doigts sont levés de manière bizarre: le majeur semble tourner sur lui-même comme le moyeu d’une roue et l’ongle apparaît nettement, alors que, depuis l’angle sous lequel il est observé, il ne devrait pas être visible.
Tout cela est d’une grande invraisemblance, alors que Léonard était un très grand maître de l’anatomie et de la perspective, deux des piliers de son art. Des planches d’anatomie absolument sublimes qu’il a dessinées représentent des mains figurant les tendons, les muscles, les vaisseaux sanguins, les articulations et les os jusque dans le moindre détail. Dans le Codex Atlanticus, il consacre un petit chapitre à l’étude minutieuse des mouvements de la main qui prouve sa grande maîtrise du sujet. Le Salvator Mundi vendu à New York présente trop d’inexactitudes et trop de maladresses pour pouvoir être attribué à Léonard de Vinci. On pourrait évoquer également d’autres détails comme les boucles des cheveux, peintes de manière systématique et sans légèreté, la main gauche, trop petite et de conception puérile, et aussi l’aspect figé des draperies.
Qui serait, selon vous, l’auteur du tableau? La réflectographie infrarouge du tableau, qui permet de voir les couches sous-jacentes de l’ébauche, invisibles à l’oeil nu, montre les tracés initiaux du contour de la tête, de la chevelure et du visage: ils sont épais, sans délicatesse aucune et ne ressemblent en rien à la manière de Léonard. En revanche, ils concordent parfaitement avec celle d’un proche collaborateur du maître, Gian Giacomo Caprotti, dit Salai. On remarque des tracés analogues dans la réflectographie infrarouge d’une Tête de Christ, très proche du Salvator Mundi, peinte en 1511 et signée par cet artiste, qui est conservée à l’Ambrosiana de Milan. J’ai comparé ces documents d’imagerie scientifique dans mon étude technique sur le Salvator Mundi publiée en août 2020 sur le site ArtWatch UK online.
La National Gallery de Londres, qui a exposé le tableau en 2011 dans le cadre de l’exposition «Léonard de Vinci peintre à la cour de Milan», le présentait pourtant comme étant de la main de l’auteur de «La Joconde»… Je crois que le tableau a été intégré dans l’exposition pour faire un coup de publicité planétaire et attirer un très grand nombre de visiteurs. Ce tableau très abîmé, acheté par un marchand américain pour une bouchée de pain, était montré au public après une restauration spectaculaire. La National Gallery a pris le risque énorme d’attribuer le Salvator Mundi à Léonard de Vinci sans s’être donné le temps de mener une étude fouillée préalable sur plusieurs années. Aujourd’hui, ils le regrettent amèrement.
Autre élément troublant: le documentaire d’Antoine Vitkine omet de mentionner que deux catalogues ont été édités par le Louvre, en 2019, avant sa grande exposition «Léonard de Vinci», qui soutiennent des thèses opposées quant à l’attribution du «Salvator Mundi»… Cette omission est en effet étonnante et inexplicable. Je sais qu’un premier catalogue a été imprimé en octobre 2019. Accompagnant l’exposition du Louvre, il reconnaissait l’authenticité du Salvator Mundi et le reproduisait en couverture. Ce catalogue a été supprimé. Peu après, un second catalogue a été imprimé, dans lequel le Salvator Mundi ne figurait plus comme oeuvre exposée puisqu’il ne l’était pas: il était désormais simplement reproduit avec l’intitulé «version
Cook du Salvator Mundi», c’est-àdire avec la même désignation qu’une version d’atelier bien connue, dite «version Ganay du Salvator Mundi». L’oeuvre est ainsi passée subitement du statut «d’authentique Léonard» à celui de «version d’atelier», conclusion à laquelle est parvenu le Laboratoire de recherche des musées de France, le C2RMF, après avoir procédé à des examens approfondis du tableau pendant l’été 2019.
Cette étude est désormais classée «secret d’Etat». Plus surprenant encore: cinq ou six semaines après l’inauguration de l’exposition en décembre 2019, alors que celle-ci battait son plein, une plaquette scientifique d’une cinquantaine de pages a été mise en vente à la librairie du Louvre. Il s’agissait d’une étude historique et scientifique du Salvator Mundi rédigée par Vincent Delieuvin, conservateur en chef au Louvre chargé de la peinture italienne du XVIe siècle
«Je crois que le tableau a été intégré dans l’exposition de la National Gallery de Londres pour faire un coup de publicité planétaire et attirer un très grand nombre de visiteurs»
«La main droite, par exemple, a été peinte soigneusement mais de manière maladroite, tant sur le plan anatomique que du point de vue de la perspective, qui sont pourtant deux piliers de l’art du maître»
et co-commissaire de l’exposition Léonard de Vinci, et par Elisabeth Ravaud et Myriam Eveno, travaillant toutes deux au C2RMF.
Les conclusions de cette étude, menée par le même laboratoire, étaient diamétralement opposées à celles qu’il avait émises au cours de l’été 2019: il s’agissait, selon leurs auteurs, d’un authentique Léonard, proche dans sa matière et sa technique des tableaux originaux du maître conservés au Louvre. En réalité, les examens qui ont servi de base à l’écriture de cette plaquette dataient de 2018, c’est-à-dire de l’année précédant l’examen final du C2RMF qui modifia drastiquement l’attribution du Salvator Mundi. Pourquoi cette expertise périmée a-t-elle été rendue publique durant une brève période avant d’être retirée de la vente après le 18 décembre 2019? C’est un vrai mystère.
■