Dans les dédales du genre
L’organisation classique des compétitions en catégories homme et femme est de plus en plus remise en cause par des athlètes transgenres ou intersexes. La définition du genre est devenue une question trop complexe pour la binarité du sport
L’affaire de l’athlète sud-africaine Caster Semenya rappelle que la définition du genre est devenue une question trop complexe pour la binarité du sport. L’organisation classique des compétitions en catégories homme et femme est de plus en plus remise en cause par des athlètes transgenres ou intersexes.
Une piste d'athlétisme est découpée en couloirs concentriques, généralement huit. Pour que l'égalité des chances – principe fondamental du sport – soit respectée, les emplacements des départs sont décalés pour toute distance supérieure à 110 m, en compensation de la distance supplémentaire occasionnée dans les virages à mesure que l'on s'éloigne du couloir intérieur. Les couloirs sont séparés par une ligne blanche continue, qui a la même fonction que celle de nos routes. La franchir, ou même seulement poser le pied dessus – on dit «mordre» – entraîne une disqualification automatique et immédiate. Parce qu'il y a rupture d'égalité.
Cette organisation aux allures de vision du monde vacille aujourd'hui. La peinture blanche s'estompe, les lignes se font pointillés, les frontières deviennent floues. Des athlètes mordent dans le couloir d'à côté et se font disqualifier – puisqu'il y a rupture d'égalité – mais désormais protestent, contestent jusque devant les juridictions civiles, au nom de cette même égalité et avec le soutien de mouvements militants, d'Etats et d'une grande partie de l'opinion publique. Ces athlètes sont le plus souvent soit des transgenres, nés hommes mais s'identifiant comme femmes, soit des intersexes, nées avec des caractères sexuels qui ne correspondent pas aux définitions types des corps masculins ou féminins. Le genre, disent les spécialistes, n'est pas une réalité binaire mais un continuum entre deux pôles. Une piste sans couloirs.
Ces personnes revendiquent notamment de pouvoir pratiquer le sport dans la catégorie à laquelle elles s'identifient. Lorsqu'elles veulent concourir en tant que femmes, leur apparence, leur musculature, leur taux de testostérone, leurs organes génitaux mêmes lorsque ces détails anatomiques sont connus, posent problème et font débat. Le phénomène a toujours existé (on se souvient de la multi-recordwoman du monde Stella Walsh dans les années 1930) mais il est devenu clivant avec le cas de Caster Semenya, que la Fédération internationale d'athlétisme «traque» depuis 2009. La Sud-Africaine a porté son affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme après avoir été déboutée par le Tribunal arbitral du sport (TAS) à Lausanne et le Tribunal fédéral. Symboliquement, Semenya pratique le 800 m, une discipline où, après un tour de piste, les couloirs s'effacent et tous les athlètes se rejoignent en peloton.
Un enjeu politique aux Etats-Unis
Le monde du sport est rempli d'arbitraires (la limite à 69,853 kg de la catégorie des poids super-welters en boxe) et s'accommode assez bien de certaines inégalités (les numéros de dossard en ski, les tirages au sort protégés). Alors pourquoi ne pas laisser courir Semenya? «Par le passé, les athlètes comme elle étaient assez seules. Aujourd'hui, elles sont soutenues par des communautés hors des milieux sportifs, avec un discours sur le droit des personnes intersexes ou transgenres et une remise en question du principe même du concept fondamental de la bi-catégorie», estime Madeleine Pape, chercheuse à l'Institut des sciences du sport de l'Université de Lausanne (Issul), spécialiste des questions de genre.
«Les remises en cause de la catégorisation homme/femme, qu'elles soient de l'ordre du langage, du vêtement ou de la profession, ont toujours fait débat, rappelle le sociologue Fabien Ohl, également de l'Issul. Il est assez discutable mais très habituel aussi d'associer cette catégorisation à des apparences.» Tout aussi discutables selon les deux sociologues: les méthodes employées à travers l'histoire, contestables scientifiquement et souvent scandaleuses humainement. «Ce qui est bizarre, c'est que ce sont souvent les médecins qui prennent le pouvoir dans les discussions, alors que ce sont aussi des questions politiques», s'étonne Fabien Ohl. «World Athletics s'en remet à des biologistes parce qu'ils pensent que la légitimité ne doit être basée que sur des preuves scientifiques irréfutables. Mais c'est une illusion, parce qu'il n'y a pas de définition scientifique incontestable, un mensonge, parce qu'on ne peut pas séparer une décision de ses conséquences, et une simplification du problème que de refuser de voir la dimension politique et sociale», répond Madeleine Pape.
«On pourrait garder les deux catégories en étant moins restrictif sur la définition des femmes et voir ce qui se passe. Il y a beaucoup de craintes et de spéculations mais, dans les faits, on ne sait pas ce que cela donnerait réellement» MADELEINE PAPE, CHERCHEUSE À L’INSTITUT
DES SCIENCES DU SPORT DE L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE (ISSUL)
Aux Etats-Unis, la question est devenue un enjeu électoral. Le jour de son entrée en fonction, le nouveau président élu Joe Biden a signé un décret visant à «prévenir et combattre les discriminations sur la base de l'identité de genre ou l'orientation sexuelle». Cela concerne notamment le sport scolaire où les transgenres (nés hommes) doivent pouvoir concourir dans les catégories féminines. En réponse, les conservateurs ont déposé des projets de loi dans plus de vingt Etats dans le but d'interdire aux enfants et adolescents transgenres l'accès à ces compétitions scolaires féminines. Même l'ex-président Donald Trump s'en est mêlé, dès son retour à la politique. «Quel entraîneur voudrait prendre une fille dans son équipe, si son record peut être battu par quelqu'un qui est né homme?»
Corps biologique et corps politique
Le sport, c'est d'abord le corps. «Le sport est l'incarnation du corps en scène.
Il donne à voir une compétition avec des règles et, à partir de ce moment, entre dans le champ politique», précise la philosophe Isabelle Queval. Cette professeure des universités à l'INSHEA vient de publier un livre intitulé Le Sport, le diable au corps (Editions Robert Laffont). Elle commence par y définir le sport, mais ne faudrait-il pas définir également le corps? «Il y a autant de définitions, biologique, esthétique, médicale, politique que d'angles d'approche, répond-elle. Les corps biologique et politique sont très différents mais se rejoignent dans la définition de Michel Foucault de la bio-politique, quand le pouvoir s'intéresse aux questions sur le vivant, l'euthanasie, la prédiction des maladies génétiques. Les questions nouvelles sont relatives à l'hybridation du corps (par des prothèses), aux questions de genre. Caster Semenya remet en question la catégorisation homme/femme comme Oscar Pistorius [un athlète amputé des jambes qui concourut avec les valides grâce à des prothèses très performantes] remettait en cause la catégorisation valide/handicapé.»
L'analogie avec la taille des basketteurs est souvent employée. A tort parce qu'il n'y a pas de catégorie de taille en basket, mais à raison parce que voilà un sport où l'on ne s'étonne pas que seuls des individus hors normes puissent exister à haut niveau. Dans son essai, Isabelle Queval constate que le sport a tellement poussé la sélection et l'entraînement que les athlètes finissent par ressembler à leur discipline et qu'il n'est plus possible de confondre un nageur avec un gymnaste ou avec un marathonien. Les athlètes intersexuées qui triomphent sur 800 m ne sont-elles pas que l'aboutissement de cette logique? «Le sport de haut niveau est par nature excessif, toujours dans la surnaturation du corps. Il ne peut pas se soustraire aux débats de son temps», insiste la philosophe.
«Aucune solution simple»
Mais alors, quelle solution? Une seule catégorie pour «tous.x.tes» invisibiliserait les femmes. Ne reconnaître que le sexe de naissance contenterait les personnes intersexes mais pas les transgenres. Créer une troisième catégorie? «C'est totalement possible, même pour World Athletics, assure Madeleine Pape.
Mais cela dépendra de qui le demande. Des athlètes comme Caster Semenya ou Dutee Chand se reconnaissent femmes et ne veulent pas d'une troisième catégorie. Aucune solution ne résoudrait complètement cette problématique très complexe. Mais le monde du sport a besoin d'essayer une chose qu'il n'a jamais essayée: le pragmatisme. On pourrait garder les deux catégories en étant moins restrictif sur la définition des femmes et voir ce qui se passe. Il y a beaucoup de craintes et de spéculations mais, dans les faits, on ne sait pas ce que cela donnerait réellement.»
Selon la chercheuse, une approche plus humaine basée sur la bienveillance, la discussion, la compréhension amènerait «un changement culturel» dans une situation «très polarisée», souvent par ignorance. «Beaucoup d'athlètes qui s'estiment lésées confondent transgenre et intersexe, par exemple.» Cela fut son cas. Ancienne spécialiste du 800 m, Madeleine Pape a participé aux Jeux olympiques de Pékin 2008 pour l'Australie. L'année suivante aux Mondiaux d'athlétisme de Berlin, elle est éliminée en série. «La même que Caster Semenya. Elle m'avait impressionnée, mais d'autres aussi. Je l'avais trouvée tomboy [garçon manqué] et très forte mais sans rien y voir de mal. Lorsque son cas a fait polémique quelques jours plus tard, je n'avais aucun outil pour avoir un avis.»
Une blessure mettra fin à sa carrière. Elle étudie la sociologie, lit sur la définition des sexes, se spécialise dans les questions de genre, comprend que les inégalités sociales et médicales font que les règlements affecteront toujours plus largement les femmes des pays pauvres. Lorsqu'elle l'a recroisée en 2018 lors d'une conférence au Botswana, elle a préféré la laisser tranquille. «Son histoire et sa carrière ont déjà suffisamment été réduites à cette question.»
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