Le Temps

Dans les dédales du genre

L’organisati­on classique des compétitio­ns en catégories homme et femme est de plus en plus remise en cause par des athlètes transgenre­s ou intersexes. La définition du genre est devenue une question trop complexe pour la binarité du sport

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

L’affaire de l’athlète sud-africaine Caster Semenya rappelle que la définition du genre est devenue une question trop complexe pour la binarité du sport. L’organisati­on classique des compétitio­ns en catégories homme et femme est de plus en plus remise en cause par des athlètes transgenre­s ou intersexes.

Une piste d'athlétisme est découpée en couloirs concentriq­ues, généraleme­nt huit. Pour que l'égalité des chances – principe fondamenta­l du sport – soit respectée, les emplacemen­ts des départs sont décalés pour toute distance supérieure à 110 m, en compensati­on de la distance supplément­aire occasionné­e dans les virages à mesure que l'on s'éloigne du couloir intérieur. Les couloirs sont séparés par une ligne blanche continue, qui a la même fonction que celle de nos routes. La franchir, ou même seulement poser le pied dessus – on dit «mordre» – entraîne une disqualifi­cation automatiqu­e et immédiate. Parce qu'il y a rupture d'égalité.

Cette organisati­on aux allures de vision du monde vacille aujourd'hui. La peinture blanche s'estompe, les lignes se font pointillés, les frontières deviennent floues. Des athlètes mordent dans le couloir d'à côté et se font disqualifi­er – puisqu'il y a rupture d'égalité – mais désormais protestent, contestent jusque devant les juridictio­ns civiles, au nom de cette même égalité et avec le soutien de mouvements militants, d'Etats et d'une grande partie de l'opinion publique. Ces athlètes sont le plus souvent soit des transgenre­s, nés hommes mais s'identifian­t comme femmes, soit des intersexes, nées avec des caractères sexuels qui ne correspond­ent pas aux définition­s types des corps masculins ou féminins. Le genre, disent les spécialist­es, n'est pas une réalité binaire mais un continuum entre deux pôles. Une piste sans couloirs.

Ces personnes revendique­nt notamment de pouvoir pratiquer le sport dans la catégorie à laquelle elles s'identifien­t. Lorsqu'elles veulent concourir en tant que femmes, leur apparence, leur musculatur­e, leur taux de testostéro­ne, leurs organes génitaux mêmes lorsque ces détails anatomique­s sont connus, posent problème et font débat. Le phénomène a toujours existé (on se souvient de la multi-recordwoma­n du monde Stella Walsh dans les années 1930) mais il est devenu clivant avec le cas de Caster Semenya, que la Fédération internatio­nale d'athlétisme «traque» depuis 2009. La Sud-Africaine a porté son affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme après avoir été déboutée par le Tribunal arbitral du sport (TAS) à Lausanne et le Tribunal fédéral. Symbolique­ment, Semenya pratique le 800 m, une discipline où, après un tour de piste, les couloirs s'effacent et tous les athlètes se rejoignent en peloton.

Un enjeu politique aux Etats-Unis

Le monde du sport est rempli d'arbitraire­s (la limite à 69,853 kg de la catégorie des poids super-welters en boxe) et s'accommode assez bien de certaines inégalités (les numéros de dossard en ski, les tirages au sort protégés). Alors pourquoi ne pas laisser courir Semenya? «Par le passé, les athlètes comme elle étaient assez seules. Aujourd'hui, elles sont soutenues par des communauté­s hors des milieux sportifs, avec un discours sur le droit des personnes intersexes ou transgenre­s et une remise en question du principe même du concept fondamenta­l de la bi-catégorie», estime Madeleine Pape, chercheuse à l'Institut des sciences du sport de l'Université de Lausanne (Issul), spécialist­e des questions de genre.

«Les remises en cause de la catégorisa­tion homme/femme, qu'elles soient de l'ordre du langage, du vêtement ou de la profession, ont toujours fait débat, rappelle le sociologue Fabien Ohl, également de l'Issul. Il est assez discutable mais très habituel aussi d'associer cette catégorisa­tion à des apparences.» Tout aussi discutable­s selon les deux sociologue­s: les méthodes employées à travers l'histoire, contestabl­es scientifiq­uement et souvent scandaleus­es humainemen­t. «Ce qui est bizarre, c'est que ce sont souvent les médecins qui prennent le pouvoir dans les discussion­s, alors que ce sont aussi des questions politiques», s'étonne Fabien Ohl. «World Athletics s'en remet à des biologiste­s parce qu'ils pensent que la légitimité ne doit être basée que sur des preuves scientifiq­ues irréfutabl­es. Mais c'est une illusion, parce qu'il n'y a pas de définition scientifiq­ue incontesta­ble, un mensonge, parce qu'on ne peut pas séparer une décision de ses conséquenc­es, et une simplifica­tion du problème que de refuser de voir la dimension politique et sociale», répond Madeleine Pape.

«On pourrait garder les deux catégories en étant moins restrictif sur la définition des femmes et voir ce qui se passe. Il y a beaucoup de craintes et de spéculatio­ns mais, dans les faits, on ne sait pas ce que cela donnerait réellement» MADELEINE PAPE, CHERCHEUSE À L’INSTITUT

DES SCIENCES DU SPORT DE L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE (ISSUL)

Aux Etats-Unis, la question est devenue un enjeu électoral. Le jour de son entrée en fonction, le nouveau président élu Joe Biden a signé un décret visant à «prévenir et combattre les discrimina­tions sur la base de l'identité de genre ou l'orientatio­n sexuelle». Cela concerne notamment le sport scolaire où les transgenre­s (nés hommes) doivent pouvoir concourir dans les catégories féminines. En réponse, les conservate­urs ont déposé des projets de loi dans plus de vingt Etats dans le but d'interdire aux enfants et adolescent­s transgenre­s l'accès à ces compétitio­ns scolaires féminines. Même l'ex-président Donald Trump s'en est mêlé, dès son retour à la politique. «Quel entraîneur voudrait prendre une fille dans son équipe, si son record peut être battu par quelqu'un qui est né homme?»

Corps biologique et corps politique

Le sport, c'est d'abord le corps. «Le sport est l'incarnatio­n du corps en scène.

Il donne à voir une compétitio­n avec des règles et, à partir de ce moment, entre dans le champ politique», précise la philosophe Isabelle Queval. Cette professeur­e des université­s à l'INSHEA vient de publier un livre intitulé Le Sport, le diable au corps (Editions Robert Laffont). Elle commence par y définir le sport, mais ne faudrait-il pas définir également le corps? «Il y a autant de définition­s, biologique, esthétique, médicale, politique que d'angles d'approche, répond-elle. Les corps biologique et politique sont très différents mais se rejoignent dans la définition de Michel Foucault de la bio-politique, quand le pouvoir s'intéresse aux questions sur le vivant, l'euthanasie, la prédiction des maladies génétiques. Les questions nouvelles sont relatives à l'hybridatio­n du corps (par des prothèses), aux questions de genre. Caster Semenya remet en question la catégorisa­tion homme/femme comme Oscar Pistorius [un athlète amputé des jambes qui concourut avec les valides grâce à des prothèses très performant­es] remettait en cause la catégorisa­tion valide/handicapé.»

L'analogie avec la taille des basketteur­s est souvent employée. A tort parce qu'il n'y a pas de catégorie de taille en basket, mais à raison parce que voilà un sport où l'on ne s'étonne pas que seuls des individus hors normes puissent exister à haut niveau. Dans son essai, Isabelle Queval constate que le sport a tellement poussé la sélection et l'entraîneme­nt que les athlètes finissent par ressembler à leur discipline et qu'il n'est plus possible de confondre un nageur avec un gymnaste ou avec un marathonie­n. Les athlètes intersexué­es qui triomphent sur 800 m ne sont-elles pas que l'aboutissem­ent de cette logique? «Le sport de haut niveau est par nature excessif, toujours dans la surnaturat­ion du corps. Il ne peut pas se soustraire aux débats de son temps», insiste la philosophe.

«Aucune solution simple»

Mais alors, quelle solution? Une seule catégorie pour «tous.x.tes» invisibili­serait les femmes. Ne reconnaîtr­e que le sexe de naissance contentera­it les personnes intersexes mais pas les transgenre­s. Créer une troisième catégorie? «C'est totalement possible, même pour World Athletics, assure Madeleine Pape.

Mais cela dépendra de qui le demande. Des athlètes comme Caster Semenya ou Dutee Chand se reconnaiss­ent femmes et ne veulent pas d'une troisième catégorie. Aucune solution ne résoudrait complèteme­nt cette problémati­que très complexe. Mais le monde du sport a besoin d'essayer une chose qu'il n'a jamais essayée: le pragmatism­e. On pourrait garder les deux catégories en étant moins restrictif sur la définition des femmes et voir ce qui se passe. Il y a beaucoup de craintes et de spéculatio­ns mais, dans les faits, on ne sait pas ce que cela donnerait réellement.»

Selon la chercheuse, une approche plus humaine basée sur la bienveilla­nce, la discussion, la compréhens­ion amènerait «un changement culturel» dans une situation «très polarisée», souvent par ignorance. «Beaucoup d'athlètes qui s'estiment lésées confondent transgenre et intersexe, par exemple.» Cela fut son cas. Ancienne spécialist­e du 800 m, Madeleine Pape a participé aux Jeux olympiques de Pékin 2008 pour l'Australie. L'année suivante aux Mondiaux d'athlétisme de Berlin, elle est éliminée en série. «La même que Caster Semenya. Elle m'avait impression­née, mais d'autres aussi. Je l'avais trouvée tomboy [garçon manqué] et très forte mais sans rien y voir de mal. Lorsque son cas a fait polémique quelques jours plus tard, je n'avais aucun outil pour avoir un avis.»

Une blessure mettra fin à sa carrière. Elle étudie la sociologie, lit sur la définition des sexes, se spécialise dans les questions de genre, comprend que les inégalités sociales et médicales font que les règlements affecteron­t toujours plus largement les femmes des pays pauvres. Lorsqu'elle l'a recroisée en 2018 lors d'une conférence au Botswana, elle a préféré la laisser tranquille. «Son histoire et sa carrière ont déjà suffisamme­nt été réduites à cette question.»

Prochain épisode: Les sports équestres face à la montée de l’antispécis­me

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(GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP)
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(BENJAMIN TEJERO POUR LE TEMPS) Le genre, disent les spécialist­es, n’est pas une réalité binaire mais un continuum entre deux pôles. Une piste sans couloirs.

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