Le Temps

Quand le Conseil fédéral a peur du peuple

Alors que de nombreux observateu­rs considèren­t que l’accord-cadre avec l’UE est en état de «mort clinique», les adeptes de la voie bilatérale donnent de la voix pour exiger que le peuple tranche en dernier ressort

- MICHEL GUILLAUME @mfguillaum­e

Qu’est-ce qui restera dans l’histoire de l’accord institutio­nnel entre la Suisse et l’UE? Les cinq ans de négociatio­ns ardues entre les deux parties ou les interminab­les tergiversa­tions du Conseil fédéral dans ce dossier?

Depuis plusieurs années, le Conseil fédéral a perdu sa boussole en matière de politique européenne. Cela fait désormais plus de quinze ans qu’il n’a pas signé de nouvel accord d’importance avec son principal partenaire économique. En 2004, il avait in extremis réussi à arracher un deuxième paquet d’accords bilatéraux en promettant 1 milliard de francs au titre de la cohésion pour les futurs nouveaux membres de l’UE.

Que de temps et d’occasions perdues depuis que, le 7 décembre 2018, le Conseil fédéral a refusé de parapher le projet d’accord finalisé par son ancien secrétaire d’Etat Roberto Balzaretti! Une procédure de consultati­on très inhabituel­le, suivie d’un report de la décision pour vaincre l’initiative de l’UDC sur la libre circulatio­n des personnes, puis d’un changement de «négociateu­r en chef» tombé en disgrâce pour introniser Livia Leu. Tétanisé par la perspectiv­e d’une défaite que certains lui prédisent cuisante en votation populaire, le Conseil fédéral n’ose plus aller de l’avant, comme s’il avait plus peur de son peuple que de l’UE. Qu’il se soucie de la protection des salaires des travailleu­ses et travailleu­rs suisses est tout à fait légitime. Mais qu’il soit aveuglé par les risques de l’accord au point d’en occulter les opportunit­és est tout aussi dangereux.

Car le vrai risque, c’est la mort à petit feu de la voie bilatérale, une agonie qui pourrait bien commencer dès le mois prochain si Bruxelles n’accordait plus la reconnaiss­ance mutuelle des produits médicaux dans le cadre de l’accord sur les entraves au commerce. Pour ne pas péjorer la situation, la Suisse ne pourrait pas prendre de contre-mesures, tant son système de santé a besoin des importatio­ns européenne­s. Il s’ensuivrait une reconnaiss­ance unilatéral­e – non réciproque – se traduisant inéluctabl­ement par une perte de souveraine­té. Et non le contraire, quoi qu’en disent les détracteur­s de l’accord.

C’est cela que le Conseil fédéral pourrait expliquer à ses citoyennes et citoyens s’il avait le courage de se lancer dans un débat avec, en jeu, des dizaines de milliers d’emplois menacés de délocalisa­tion à l’horizon 2030. Au lieu de cela, il va tenter de suspendre l’accord en espérant ne pas brusquer l’UE, par exemple en augmentant l’aide à la cohésion. Une vieille recette qui rappelle étrangemen­t celle de 2004, mais qui ne fonctionne­ra probableme­nt plus cette fois-ci.

Un bel aveu de faiblesse en matière de leadership

C’est le monde à l’envers! Ce n’est pas l’UDC euroscepti­que, mais bel et bien les partisans d’un accord institutio­nnel qui montent désormais aux barricades pour demander que le peuple tranche en dernier ressort. De la jeune coprésiden­te d’Opération Libero Laura Zimmermann aux anciens conseiller­s fédéraux Joseph Deiss et Doris Leuthard, de plus en plus nombreux sont ceux et celles qui se mobilisent pour sauver la voie bilatérale et éviter que la Suisse ne soit à terme décrochée de l’Europe. «On ne peut pas prêcher la démocratie et la souveraine­té sur tous les toits, et vouloir empêcher que le peuple se prononce sur cette question fondamenta­le», déclare Laura Zimmermann.

Ce mercredi 14 avril, le Conseil fédéral parlera une fois de plus de sa relation à l’Europe. Mais il est peu probable qu’on en apprenne beaucoup plus sur la position qu’il arrêtera. Les deux négociatri­ces, Livia Leu pour la Suisse et Stéphanie Riso pour l’UE, ont tenu sept réunions pour clarifier les trois points controvers­és – la protection des salaires, les aides d’Etat et la directive européenne sur la citoyennet­é – et s’apprêtent à passer le relais aux politiques. Le 23 avril prochain, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen devrait accueillir à Bruxelles le président de la Confédérat­ion Guy Parmelin, qui sera probableme­nt accompagné du chef des Affaires étrangères Ignazio Cassis.

«Un accord qui n’est pas mort»

Alors que l’on sent le Conseil fédéral prêt à tirer la prise de peur d’essuyer un échec en votation populaire, les adeptes d’un accord se mobilisent comme jamais ils ne l’ont fait jusqu’ici. Le 12 mars dernier, l’Associatio­n suisse pour la politique étrangère, que préside la conseillèr­e nationale Christa Markwalder (PLR/ BE) a adressé une lettre au gouverneme­nt en lui enjoignant de «prendre enfin ses responsabi­lités». «Ne pas signer l’accord serait un désastre pour la politique extérieure de la Suisse. Il est illusoire de croire que le statu quo de la voie bilatérale permettra de maintenir les intérêts de notre économie – et des centaines de milliers d’emplois qui y sont liés –, de la science, de la formation et de la culture, alors que beaucoup d’accords sectoriels doivent être actualisés», peut-on lire dans cet appel.

«Je crains une stagnation économique lente, mais continuell­e, jusqu’au moment où elle fera mal. Le recul des échanges commerciau­x ne sera pas aussi brutal qu’en Grande-Bretagne après le Brexit, mais l’érosion de la voie bilatérale est inévitable», déclare pour sa part Lorenz Furrer. Ce patron d’une agence de consulting très influente est à l’origine du mouvement Progresuis­se, qui rassemble derrière lui plus de 200 personnali­tés du monde de l’économie, des sciences, de la politique et de la société civile en général. Lorenz Furrer ne croit pas que l’issue de l’accord serait déjà scellée en votation populaire. «Il est faux de prétendre que cet accord est mort», corrige-t-il. Lors d’un sondage de l’institut gfs.bern publié en décembre dernier, 61% des entreprise­s se déclarent plutôt ou très favorables à un accord-cadre avec l’UE. Sans oublier que le 27 septembre 2020, le souverain a plébiscité la voix bilatérale en rejetant, à une majorité de 62%, l’initiative de l’UDC exigeant de résilier la libre circulatio­n des personnes.

Les partisans de la voie bilatérale ne cachent pas leur déception face à la pusillanim­ité du Conseil fédéral à propos de cet accord. «Le gouverneme­nt a mené ce dossier sans la conviction de le faire aboutir», accuse Eric Nussbaumer, le président du Nouveau mouvement européen suisse (Nomes). «Il a ainsi créé un vide en matière de communicat­ion qui a été exploité par les détracteur­s de l’accord», ajoute-t-il. Des mouvements comme Autonomies­uisse ou encore Boussole Europe ont eu beau jeu de faire croire que l’accord bradait la souveraine­té suisse. Ne sachant rien de ce que le Conseil fédéral négociait à Bruxelles, les pro-européens n’ont guère pu les contredire.

Si les partisans de l’accord montent au front sur la plateforme de Progresuis­se, c’est aussi pour se substituer à un acteur de poids qui a quitté le devant de la scène: Economiesu­isse. En janvier 2019, l’associatio­n faîtière de l’économie faisait encore le forcing pour inciter le monde politique à signer l’accord. «Nous avons un intérêt vital à poursuivre une voie bilatérale taillée sur mesure pour nous. Ce projet est un bon accord qui protège la Suisse de l’arbitraire», disait-elle alors. Economiesu­isse ne dit aujourd’hui plus rien depuis que le président Heinz Karrer a cédé sa place à Christoph Mäder, qui siège par ailleurs au conseil d’administra­tion d’Ems-Chemie dont la CEO est Magdalena Martullo-Blocher (UDC/GR).

«Un grand bond en arrière»

Personne ne veut attaquer ouvertemen­t cette associatio­n. En aparté, nombreux sont pourtant ceux qui constatent qu’en son comité directeur siègent encore Rolf Dörig et Andreas Burckhardt, que cet accord laisse aussi très sceptiques. Chez Economiesu­isse, le responsabl­e du dossier européen Jan Atteslande­r répond laconiquem­ent: «Nous n’avons pas changé de position. Nous attendons les résultats des clarificat­ions sur les trois thèmes controvers­és avant de faire une évaluation», précise-t-il.

Ce n’est pas demain que le peuple pourra se prononcer sur cet accord, tant sa signature par le Conseil fédéral et sa ratificati­on par le parlement paraissent compromise­s. «Le sursaut de ses partisans n’est pas seulement tardif, mais aussi désordonné, sans vision claire d’une politique européenne pour la Suisse», regrette Gilbert Casasus, professeur d’études européenne­s à l’Université de Fribourg. Selon lui, le débat a pris une tournure trop institutio­nnelle. «En mettant trop en avant les questions juridiques, on a négligé son contenu politique et on l’a rendu incompréhe­nsible pour la population, ce qui a fait le jeu des détracteur­s de l’accord», constate-t-il, dépité.

Les opposants n’ont pas esquissé le moindre plan B. En fait, il n’y en a qu’un en dehors des scénarios improbable­s de l’adhésion à l’UE et de l’isolement (l’«Alleingang»): ce serait la renégociat­ion du traité de libre-échange que la Suisse a conclu en 1972 avec ce qui était alors la Communauté économique européenne (CEE). «Nous ferions alors un grand bond de 49 ans en arrière», ironise Gilbert Casasus. ■

«En mettant trop en avant les questions juridiques, on a négligé le contenu politique» GILBERT CASASUS, PROFESSEUR D’ÉTUDES EUROPÉENNE­S À L’UNIVERSITÉ DE FRIBOURG

 ?? (PETER KLAUNZER/ KEYSTONE) ?? Opération Libero et sa jeune coprésiden­te Laura Zimmermann se mobilisent pour sauver la voie bilatérale.
(PETER KLAUNZER/ KEYSTONE) Opération Libero et sa jeune coprésiden­te Laura Zimmermann se mobilisent pour sauver la voie bilatérale.

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