Quand le Conseil fédéral a peur du peuple
Alors que de nombreux observateurs considèrent que l’accord-cadre avec l’UE est en état de «mort clinique», les adeptes de la voie bilatérale donnent de la voix pour exiger que le peuple tranche en dernier ressort
Qu’est-ce qui restera dans l’histoire de l’accord institutionnel entre la Suisse et l’UE? Les cinq ans de négociations ardues entre les deux parties ou les interminables tergiversations du Conseil fédéral dans ce dossier?
Depuis plusieurs années, le Conseil fédéral a perdu sa boussole en matière de politique européenne. Cela fait désormais plus de quinze ans qu’il n’a pas signé de nouvel accord d’importance avec son principal partenaire économique. En 2004, il avait in extremis réussi à arracher un deuxième paquet d’accords bilatéraux en promettant 1 milliard de francs au titre de la cohésion pour les futurs nouveaux membres de l’UE.
Que de temps et d’occasions perdues depuis que, le 7 décembre 2018, le Conseil fédéral a refusé de parapher le projet d’accord finalisé par son ancien secrétaire d’Etat Roberto Balzaretti! Une procédure de consultation très inhabituelle, suivie d’un report de la décision pour vaincre l’initiative de l’UDC sur la libre circulation des personnes, puis d’un changement de «négociateur en chef» tombé en disgrâce pour introniser Livia Leu. Tétanisé par la perspective d’une défaite que certains lui prédisent cuisante en votation populaire, le Conseil fédéral n’ose plus aller de l’avant, comme s’il avait plus peur de son peuple que de l’UE. Qu’il se soucie de la protection des salaires des travailleuses et travailleurs suisses est tout à fait légitime. Mais qu’il soit aveuglé par les risques de l’accord au point d’en occulter les opportunités est tout aussi dangereux.
Car le vrai risque, c’est la mort à petit feu de la voie bilatérale, une agonie qui pourrait bien commencer dès le mois prochain si Bruxelles n’accordait plus la reconnaissance mutuelle des produits médicaux dans le cadre de l’accord sur les entraves au commerce. Pour ne pas péjorer la situation, la Suisse ne pourrait pas prendre de contre-mesures, tant son système de santé a besoin des importations européennes. Il s’ensuivrait une reconnaissance unilatérale – non réciproque – se traduisant inéluctablement par une perte de souveraineté. Et non le contraire, quoi qu’en disent les détracteurs de l’accord.
C’est cela que le Conseil fédéral pourrait expliquer à ses citoyennes et citoyens s’il avait le courage de se lancer dans un débat avec, en jeu, des dizaines de milliers d’emplois menacés de délocalisation à l’horizon 2030. Au lieu de cela, il va tenter de suspendre l’accord en espérant ne pas brusquer l’UE, par exemple en augmentant l’aide à la cohésion. Une vieille recette qui rappelle étrangement celle de 2004, mais qui ne fonctionnera probablement plus cette fois-ci.
Un bel aveu de faiblesse en matière de leadership
C’est le monde à l’envers! Ce n’est pas l’UDC eurosceptique, mais bel et bien les partisans d’un accord institutionnel qui montent désormais aux barricades pour demander que le peuple tranche en dernier ressort. De la jeune coprésidente d’Opération Libero Laura Zimmermann aux anciens conseillers fédéraux Joseph Deiss et Doris Leuthard, de plus en plus nombreux sont ceux et celles qui se mobilisent pour sauver la voie bilatérale et éviter que la Suisse ne soit à terme décrochée de l’Europe. «On ne peut pas prêcher la démocratie et la souveraineté sur tous les toits, et vouloir empêcher que le peuple se prononce sur cette question fondamentale», déclare Laura Zimmermann.
Ce mercredi 14 avril, le Conseil fédéral parlera une fois de plus de sa relation à l’Europe. Mais il est peu probable qu’on en apprenne beaucoup plus sur la position qu’il arrêtera. Les deux négociatrices, Livia Leu pour la Suisse et Stéphanie Riso pour l’UE, ont tenu sept réunions pour clarifier les trois points controversés – la protection des salaires, les aides d’Etat et la directive européenne sur la citoyenneté – et s’apprêtent à passer le relais aux politiques. Le 23 avril prochain, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen devrait accueillir à Bruxelles le président de la Confédération Guy Parmelin, qui sera probablement accompagné du chef des Affaires étrangères Ignazio Cassis.
«Un accord qui n’est pas mort»
Alors que l’on sent le Conseil fédéral prêt à tirer la prise de peur d’essuyer un échec en votation populaire, les adeptes d’un accord se mobilisent comme jamais ils ne l’ont fait jusqu’ici. Le 12 mars dernier, l’Association suisse pour la politique étrangère, que préside la conseillère nationale Christa Markwalder (PLR/ BE) a adressé une lettre au gouvernement en lui enjoignant de «prendre enfin ses responsabilités». «Ne pas signer l’accord serait un désastre pour la politique extérieure de la Suisse. Il est illusoire de croire que le statu quo de la voie bilatérale permettra de maintenir les intérêts de notre économie – et des centaines de milliers d’emplois qui y sont liés –, de la science, de la formation et de la culture, alors que beaucoup d’accords sectoriels doivent être actualisés», peut-on lire dans cet appel.
«Je crains une stagnation économique lente, mais continuelle, jusqu’au moment où elle fera mal. Le recul des échanges commerciaux ne sera pas aussi brutal qu’en Grande-Bretagne après le Brexit, mais l’érosion de la voie bilatérale est inévitable», déclare pour sa part Lorenz Furrer. Ce patron d’une agence de consulting très influente est à l’origine du mouvement Progresuisse, qui rassemble derrière lui plus de 200 personnalités du monde de l’économie, des sciences, de la politique et de la société civile en général. Lorenz Furrer ne croit pas que l’issue de l’accord serait déjà scellée en votation populaire. «Il est faux de prétendre que cet accord est mort», corrige-t-il. Lors d’un sondage de l’institut gfs.bern publié en décembre dernier, 61% des entreprises se déclarent plutôt ou très favorables à un accord-cadre avec l’UE. Sans oublier que le 27 septembre 2020, le souverain a plébiscité la voix bilatérale en rejetant, à une majorité de 62%, l’initiative de l’UDC exigeant de résilier la libre circulation des personnes.
Les partisans de la voie bilatérale ne cachent pas leur déception face à la pusillanimité du Conseil fédéral à propos de cet accord. «Le gouvernement a mené ce dossier sans la conviction de le faire aboutir», accuse Eric Nussbaumer, le président du Nouveau mouvement européen suisse (Nomes). «Il a ainsi créé un vide en matière de communication qui a été exploité par les détracteurs de l’accord», ajoute-t-il. Des mouvements comme Autonomiesuisse ou encore Boussole Europe ont eu beau jeu de faire croire que l’accord bradait la souveraineté suisse. Ne sachant rien de ce que le Conseil fédéral négociait à Bruxelles, les pro-européens n’ont guère pu les contredire.
Si les partisans de l’accord montent au front sur la plateforme de Progresuisse, c’est aussi pour se substituer à un acteur de poids qui a quitté le devant de la scène: Economiesuisse. En janvier 2019, l’association faîtière de l’économie faisait encore le forcing pour inciter le monde politique à signer l’accord. «Nous avons un intérêt vital à poursuivre une voie bilatérale taillée sur mesure pour nous. Ce projet est un bon accord qui protège la Suisse de l’arbitraire», disait-elle alors. Economiesuisse ne dit aujourd’hui plus rien depuis que le président Heinz Karrer a cédé sa place à Christoph Mäder, qui siège par ailleurs au conseil d’administration d’Ems-Chemie dont la CEO est Magdalena Martullo-Blocher (UDC/GR).
«Un grand bond en arrière»
Personne ne veut attaquer ouvertement cette association. En aparté, nombreux sont pourtant ceux qui constatent qu’en son comité directeur siègent encore Rolf Dörig et Andreas Burckhardt, que cet accord laisse aussi très sceptiques. Chez Economiesuisse, le responsable du dossier européen Jan Atteslander répond laconiquement: «Nous n’avons pas changé de position. Nous attendons les résultats des clarifications sur les trois thèmes controversés avant de faire une évaluation», précise-t-il.
Ce n’est pas demain que le peuple pourra se prononcer sur cet accord, tant sa signature par le Conseil fédéral et sa ratification par le parlement paraissent compromises. «Le sursaut de ses partisans n’est pas seulement tardif, mais aussi désordonné, sans vision claire d’une politique européenne pour la Suisse», regrette Gilbert Casasus, professeur d’études européennes à l’Université de Fribourg. Selon lui, le débat a pris une tournure trop institutionnelle. «En mettant trop en avant les questions juridiques, on a négligé son contenu politique et on l’a rendu incompréhensible pour la population, ce qui a fait le jeu des détracteurs de l’accord», constate-t-il, dépité.
Les opposants n’ont pas esquissé le moindre plan B. En fait, il n’y en a qu’un en dehors des scénarios improbables de l’adhésion à l’UE et de l’isolement (l’«Alleingang»): ce serait la renégociation du traité de libre-échange que la Suisse a conclu en 1972 avec ce qui était alors la Communauté économique européenne (CEE). «Nous ferions alors un grand bond de 49 ans en arrière», ironise Gilbert Casasus. ■
«En mettant trop en avant les questions juridiques, on a négligé le contenu politique» GILBERT CASASUS, PROFESSEUR D’ÉTUDES EUROPÉENNES À L’UNIVERSITÉ DE FRIBOURG