Le Temps

Banques suisses et millions libanais

«Le Temps» a pu consulter la demande d’entraide envoyée par le MPC aux autorités libanaises. Ce document détaille des mouvements de fonds entre le Liban et la Suisse qui auraient été opérés par Riad Salamé, gouverneur de la Banque du Liban, et son frère

- ANTOINE HARARI ET SERGE MICHEL @AntoineHar­ari @SergeMiche­l_hD

Le Temps a pu consulter la demande d’entraide judiciaire envoyée par le Ministère public de la Confédérat­ion (MPC) aux autorités libanaises. Ce document dont le contenu n’a encore jamais été rendu public détaille des mouvements de fonds entre le Liban et la Suisse qui auraient été opérés par Riad Salamé, gouverneur de la Banque du Liban, considéré comme intouchabl­e, et son frère. HSBC Private Bank à Genève aurait reçu 320 millions de dollars, en partie repartis au Liban. Il resterait 50 millions dans trois banques suisses, dont UBS, Credit Suisse et Pictet, ainsi qu’au moins un immeuble à Morges. Ces révélation­s intervienn­ent alors que le Liban traverse la plus grave crise bancaire de son histoire: des millions de Libanais n’ont plus accès à leur compte.

C’est un courrier de 16 pages qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, mais dont le contenu détaillé n’a encore jamais été rendu public. Le 27 novembre 2020, le procureur fédéral Joël Pahud a adressé une demande d’entraide judiciaire aux représenta­nts de la justice libanaise. Le canal est inhabituel: c’est l’ambassadri­ce de Suisse à Beyrouth, Monika Schmutz Kirgöz, qui a remis cette lettre en arabe en mains propres à la ministre libanaise de la Justice, Marie-Claude Najm, laquelle l’a transmise au procureur général, en mains propres également. Le Temps a eu accès en exclusivit­é à la version en arabe et à une traduction française vérifiée par des avocats genevois.

Le Ministère public de la Confédérat­ion (MPC) détaille des mouvements de fonds qu’il attribue au gouverneur de la Banque du Liban, Riad Salamé, 70 ans, un des hommes les plus puissants du pays, ainsi que son frère cadet Raja. Tous deux sont au bénéfice de la présomptio­n d’innocence. Pour le MPC, ils pourraient avoir «commis en Suisse des actes de blanchimen­t d’argent» au détriment de la Banque du Liban, et cela depuis 2002.

Riad Salamé, en poste depuis 1993 et ayant survécu à onze gouverneme­nts, est considéré comme intouchabl­e. Il a longtemps été vénéré comme le sauveur du Liban, notamment pour son rôle durant la crise financière de 2008. Mais il est aussi considéré comme le cerveau des ingénierie­s financière­s qui ont précipité en 2019 le pays dans la pire crise économique de son histoire. Des centaines de milliers de Libanais n’ont plus accès à leur épargne. La révélation en début d’année de l’enquête suisse à son sujet a fait l’effet d’une bombe à Beyrouth.

Un cas précis

Autrefois vénéré comme le sauveur du Liban, Riad Salamé est aujourd’hui considéré comme le cerveau des ingénierie­s financière­s qui ont précipité en 2019 le pays dans sa pire crise économique

Après avoir analysé des milliers de pages en provenance du bureau de communicat­ion en matière de blanchimen­t d’argent (MROS), le MPC dresse la liste d’une série de mouvements pour un total estimé par les procureurs suisses à plus de 300 millions de dollars. Le Ministère public se base sur un contrat daté du 6 avril 2002 entre la Banque du Liban (BDL) et la société Forry Associates Ltd, enregistré­e à Tortola aux îles Vierges et disposant d’un bureau à Beyrouth, dont le bénéficiai­re économique serait Raja Salamé. Ce contrat, qui serait signé par Riad Salamé et son frère, habilitera­it Forry Associates à vendre des bons du trésor ainsi que des Eurobonds de la BDL en percevant une commission de placement. Selon les procureurs suisses, il aurait permis, entre avril 2002 et octobre 2014, l’arrivée de plus de 326 millions de dollars sur le compte de Forry Associates chez la HSBC Private Bank (Suisse) à Genève, compte dont l’ayant droit économique serait aussi Raja Salamé.

En grande partie, ces montants désignés comme des «commission­s» ou des «frais» auraient été, selon la justice suisse, immédiatem­ent re-transférés sur le compte personnel de Raja Salamé, toujours à la HSBC, qui se serait ainsi vu créditer de 248 millions de dollars sur la même période. Sur ce montant, 207 millions auraient été envoyés à cinq établissem­ents libanais: Bankmed, la Banque Misr Liban, le Crédit Libanais, la Banque Audi et la Banque Saradar, à une époque où la livre libanaise, indexée sur le dollar, était considérée comme une valeur refuge. Cette fois, plus question de commission, les transferts afficherai­ent la mention «dépenses personnell­es». Contactée par Le Temps, HSBC Private Bank a indiqué ne pas pouvoir s’exprimer sur ce cas, pour des raisons légales.

Un détour par Panama

HSBC ne serait pourtant qu’une étape des mouvements que le MPC dit dans son courrier avoir relevé. En janvier 2008, la société Westlake Commercial Inc, basée à Panama City, ouvre un compte auprès de Julius Baer à Zurich. Son ayant droit économique serait Riad Salamé. Entre avril 2008 et janvier 2012, il aurait reçu plus de 7 millions de dollars en provenance du compte HSBC de Forry Associates. Ce compte Julius Baer serait désormais gelé par le Ministère public de la Confédérat­ion. Toujours en 2008, Riad Salamé aurait ouvert un autre compte dans la même banque zurichoise, cette fois au nom de la Banque du Liban. C’est depuis ce dernier qu’il aurait conduit l’une des opérations qui intriguent le plus les autorités suisses. Le 5 avril 2012, le gouverneur aurait demandé à la banque zurichoise de transférer des obligation­s du trésor libanais à hauteur de 153 millions de dollars à la Banque Audi Suisse à Beyrouth. Mais comme le souligne le parquet suisse, cette transactio­n contiendra­it des «caractéris­tiques inhabituel­les et des points qui ne sont pas clairs».

D’une part, Riad Salamé aurait exécuté cette transactio­n avec une signature individuel­le sur un compte au nom de la banque centrale. Ensuite, Julius Baer aurait reconnu face aux enquêteurs suisses ne pas pouvoir confirmer «la réalisatio­n par l’acheteur de la transactio­n». En clair, si la transactio­n a réellement eu lieu. Enfin, la banque aurait déclaré ne connaître ni l’identité de l’acheteur ni être en mesure de dire si le prix de la transactio­n correspond­ait au prix du marché. Le parquet suisse écrit ainsi qu’il «semblerait que la transactio­n ait été organisée pour qu’il ne puisse pas y avoir de traces comptables».

Contactée, la banque zurichoise déclare «ne pas pouvoir faire de commentair­es sur ses relations avec des clients éventuels». Le Ministère public, lui, confirme que la procédure est en cours, mais ne se prononce pas plus avant sur l’affaire. Quant à Riad Salamé et son frère Raja, à qui l’enquête du MPC n’enlève en rien le bénéfice de la présomptio­n d’innocence, ils n’ont pas répondu aux sollicitat­ions du Temps. ▅

 ?? (JOSEPH EID/AFP) ?? Riad Salamé en 2019. Le gouverneur de la Banque du Liban et son frère sont dans le viseur du Ministère public de la Confédérat­ion. Ils pourraient avoir «commis en Suisse des actes de blanchimen­t d’argent».
(JOSEPH EID/AFP) Riad Salamé en 2019. Le gouverneur de la Banque du Liban et son frère sont dans le viseur du Ministère public de la Confédérat­ion. Ils pourraient avoir «commis en Suisse des actes de blanchimen­t d’argent».

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