Cavaliers, bientôt à pied?
LES NOUVEAUX DÉFIS DU SPORT (3/6) Après les zoos et les cirques, les sports équestres sont dans le viseur des mouvements animalistes, qui gagnent en visibilité. Après avoir ri, certaines gens de chevaux s’inquiètent de voir leur sport, leur métier, être remis en question
Il y aurait deux camps. Les uns, cavaliers, éleveurs et entraîneurs passionnés, héritiers d’une histoire séculaire, souvent romancée, celle de la domestication du cheval par l’humain. Et les autres, défenseurs de l’idée que les espèces sont toutes égales entre elles et qu’aucune ne doit être exploitée, questionnant précisément la suite de cette histoire. Les deux camps prétendent aimer le cheval, mais de deux manières qui s’excluent largement l’une l’autre.
Les interrogations, longtemps murmurées, sont devenues une inquiétude de plus en plus clairement exprimée dans les rangs des gens de chevaux. Reflétant ce qui s’écrit entre autres sur les réseaux sociaux, l’écrivain et cavalier Jean-Louis Gouraud se demande, dans Le cheval, c’est l’avenir paru en mars (Editions Actes Sud): «Nous interdira-t-on de monter à cheval un jour?» Dans sa ligne de mire, «le risque animalitaire» et ses «campagnes de plus en plus virulentes qui – sous couvert de vouloir assurer le bien-être du cheval, voire même son bonheur (!) – proposent en réalité qu’on cesse de les utiliser».
Une bataille d’idées
En France, l’association Acta (Agir contre la torture des animaux) est connue pour militer sur ce thème spécifique. Sur son site, un dépliant intitulé «Pour des chevaux libres» recense pêle-mêle plusieurs problèmes présents dans le monde équestre (l’abattage précoce des chevaux de course, les dégâts physiques induits par les cavaliers débutants, la détention en box, etc.) et enjoint aux lecteurs de sensibiliser leurs pairs, de ne pas monter à cheval et de ne pas manger leur viande.
Nicolas Marty, président de l’organisation, s’amuse cependant d’être perçu comme une menace. «La crainte de se voir interdire de monter à cheval dans trente ou quarante ans est légitime, car je pense que la société va dans ce sens. Le rapprochement est facile entre cette question et les années de militantisme aboutissant, aujourd’hui, à une interdiction des animaux sauvages dans les cirques. Mais nous sommes encore peu nombreux à en parler, il existe des désaccords à l’intérieur du mouvement, et les grandes actions restent rares.»
En effet, pour l’heure, les actions spectaculaires de militants antispécistes ne sont pas légion, excepté un coup d’éclat à Rotterdam en 2019 lorsque deux activistes ont fait irruption sur la piste des Championnats d’Europe de saut d’obstacles durant le parcours du Néerlandais Marc Houtzager. Pierre-Alain Glatt, vétérinaire anciennement président de la Commission vétérinaire de la Fédération suisse des sports équestres (FSSE), s’en souvient. «Avant cela, je voyais circuler des tracts sur les réseaux émanant de ces mouvances qui disaient: notre prochaine cible, ce sera les chevaux. A l’époque, cela faisait un peu sourire certains organisateurs de concours, que j’avais alertés. Et puis c’est arrivé.»
Ils souriaient aussi, ou n’en avaient pas entendu parler, la centaine de professionnels du cheval interrogés par Vanina Deneux-Le Barh au début de sa thèse intitulée Pourra-t-on encore vivre et travailler avec les chevaux demain? Moins aujourd’hui. «Il y a, en effet, une inquiétude», acquiesce l’ingénieure de recherche en sociologie à l’Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE). «Il y a évidemment de quoi critiquer dans le monde équestre, mais beaucoup de mes interlocuteurs regrettent d’avoir eux-mêmes formulé des critiques concernant leur sport ou leur pratique et de ne pas avoir été entendus. Aujourd’hui, ils doivent se justifier face à ces mouvements qui, eux, sont audibles, alors qu’ils sont en majorité le fait d’une société plutôt urbaine.»
Les recherches de Vanina Deneux-Le Barh portent spécifiquement sur le rapport de travail qui unit le cheval et l’humain. Est-ce de l’exploitation? Du partenariat? Au-delà de l’argument d’un lien historique, ses travaux montrent que les chevaux «s’engagent subjectivement dans le travail, en connaissent les cadres et les tâches. Un cheval de saut ne sait pas combien d’obstacles il va sauter, mais il peut juger de son travail en fonction du lien qu’il entretient avec son cavalier, son groom, etc. Beaucoup de cavaliers interviewés parlent d’un dépassement des limites par le cheval lui-même en compétition, de la manière qu’ont certaines montures de «faire le show» en rentrant sur la piste.» Une manière de dire que les chevaux peuvent se prendre à nos jeux, «si on les félicite, que l’on reconnaît leur effort, leur générosité et qu’on leur offre de bonnes conditions pour le faire», appuie Vanina Deneux-Le Barh.
Au Concours hippique international de Genève (CHI) où les athlètes à quatre sabots sont sortis chaque jour, surveillés, où la halle est placée loin de l’atmosphère bruyante des épreuves ou des stands, on plaide en ce sens. «Je pense que ces mouvements sont nés en réaction à certains abus. En tant que cavalière, je suis persuadée que l’on peut vivre dans un monde où le cheval est respecté de A à Z, réagit Sophie Mottu Morel, directrice générale du concours. Mais nous pouvons et devons améliorer le dialogue, avec le public et ces mouvements afin qu’ils réalisent que le bien-être des chevaux est une priorité pour les cavaliers qui participent à des compétitions telles que le CHI de Genève.»
Difficile toutefois de trouver un espace propice à la discussion entre une pensée radicale parfois éloignée du terrain et des passionnés qui ont le nez dans le foin. «Le fond du problème pour nous est de s’attribuer le droit de diriger entièrement d’un bout à l’autre un individu qui n’a pas de possibilité de choix. Donc le dialogue avec les professionnels du cheval ne peut exister avec cette idée, puisque cela remet en cause leur sport, leur profession voire leur vie», détaille Nicolas Marty, pour qui la seule discussion possible pourrait se tenir sur une base «welfariste», soit en se mettant d’accord sur l’interdiction des pratiques qui vont à l’encontre du bien-être de l’animal. Une conversation qu’il dit avoir pu engager avec différentes personnes depuis son intervention aux Assises de la filière équine en 2019.
C’est donc peut-être au sujet du bien-être – et de la bien-traitance qui y contribue – que des pistes peuvent s’ouvrir pour l’avenir, à une époque où les polémiques enflent aussi à l’intérieur du milieu, par exemple au sujet des chevaux d’endurance dont on déplore régulièrement les décès post-course ou de la pratique – prohibée par la FSSE comme par la Fédération équestre internationale (FEI) – de l’hyperflexion ou rollkür (où le cheval est si fortement ramené que ses naseaux touchent son poitrail, occasionnant des dégâts physiques à long terme) sur les places d’entraînement. Au moment de «l’évènement» d’Amsterdam, le vétérinaire Pierre-Alain Glatt avait publié un billet sur le site de la FSSE: Et si les interventions des antispécistes étaient aussi une chance? «Le sens de mes propos est toujours le même aujourd’hui: il faut profiter de cette nouvelle sensibilité pour être plus transparent, améliorer notre sport et montrer qu’il existe des soins, une entente, une bonne prise en charge de nos chevaux.»
Bien-être individuel
Pour Hélène Roche, éthologiste et médiatrice scientifique sur le comportement des chevaux, il était effectivement temps que le milieu équestre s’interroge. «On évolue dans des mondes parallèles. Selon moi, l’abolition de l’équitation n’est pas le sujet, et je ne souhaite pas qu’on y vienne. Ce qui est intéressant, en revanche, ce sont les questions soulevées par les animalistes. Il faut oublier les finalités des uns et des autres, et se recentrer sur le cheval, avec des critères objectifs d’observation pour répondre: est-ce que les chevaux, quand on apprend à monter, éprouvent du mal-être? Peuvent-ils éprouver du plaisir dans l’effort, la performance?»
A toutes ces interrogations, peu de réponses claires, bien que la science y travaille. «Nous manquons d’indicateurs. Mais la bonne nouvelle, c’est que lors des études consacrées aux animaux, les signes physiologiques de santé sont souvent liés à des indicateurs de comportement. Le comportement est accessible à tout le monde pour peu qu’on éduque notre regard et qu’on sache quoi observer.» Et l’éthologiste de rappeler que chaque cheval devrait être pris en compte individuellement, son bien-être dépendant aussi de paramètres qui lui sont propres, et donc plus complexes à maîtriser que des normes de bien-traitance communes à toute l’espèce. En cela, «les chevaux de compétition ne sont sans doute pas les moins bien lotis», note-t-elle.
«Je m’inquiète davantage de l’équitation des cavaliers peu formés, complète Pierre-Alain Glatt. Même si les diplômes ont évolué, avoir un brevet de cavalier ne signifie pas que l’on sait ce qu’est un cheval. Mais pour montrer l’exemple et agir sur la base, il faut que les cavaliers de pointe soient transparents…» Il soupire et conclut en riant: «Les antispécistes sont des empêcheurs de tourner en rond. Mais ils sont nécessaires dans un virage que l’équitation doit prendre.» ■
«Il faut profiter de cette nouvelle sensibilité pour améliorer notre sport et montrer qu’il existe des soins, une entente, une bonne prise en charge de nos chevaux»
PIERRE-ALAIN GLATT, VÉTÉRINAIRE
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