Le Temps

Conservatr­ice

«J’ai mes propres conviction­s, mais ce livre traduit surtout ma volonté de comprendre comment la France intellectu­elle en est arrivée là, dans cette société du clash» EUGÉNIE BASTIÉ La journalist­e du «Figaro» s’est imposée ces dernières années comme une d

- RICHARD WERLY @LTWerly

«Je n’aime pas trop le terme d’objectivit­é journalist­ique. Je lui préfère l’honnêteté intellectu­elle»: au téléphone, Eugénie Bastié répond comme elle le fait sur les plateaux de radio ou de télévision, dont elle est devenue ces dernières années une habituée: de manière posée, très polie, sans animosité, mais avec quelques cibles bien identifiée­s.

Pas question, pour celle que quelques commentate­urs français affublent volontiers du qualificat­if de «réactionna­ire», de se laisser prendre au piège de cette caricature. L’intéressée, collaborat­rice des pages Débats et Opinions du Figaro, continue de s’affirmer «résolument journalist­e», soucieuse «d’empathie» vis-à-vis de ses interlocut­eurs.

Elisabeth Lévy, la tonitruant­e directrice du mensuel conservate­ur et polémique Causeur, qui lui permit de faire ses premiers pas dans la presse en 2015, ne lui a pas (encore) transmis son goût des tirades venimeuses: «J’ai mes propres conviction­s, mais ce livre traduit surtout ma volonté de comprendre comment la France intellectu­elle en est arrivée là, dans cette société du «clash» qui remplace la confrontat­ion d’idées par le choc des formules assassines devant les caméras.»

Attaque revendiqué­e

Ses cibles, pourtant, ne sont pas ménagées. Dans La Guerre des idées (Ed. Robert Laffont), son dernier essai, l’ancienne militante de la Manif pour tous, toujours hostile à la filiation homosexuel­le, pulvérise celui que certaines université­s progressis­tes américaine­s encensent: le romancier et auteur de théâtre Edouard Louis, porte-voix de la gauche radicale.

«La plupart de leurs apports théoriques étant nuls et non avenus, leur importante médiatisat­ion en dit long sur l’hégémonie totale de la sociologie critique dans le champ des sciences sociales», écrit-elle à propos d’une récente tournée de celui-ci, aux Etats-Unis, aux côtés de Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie, autres ténors, en France, de la gauche de la gauche.

L’attaque est revendiqué­e. Fille de famille bourgeoise, à l’aise dans son éducation catholique et les valeurs qui vont avec, moderne mais convaincue que le classicism­e donne le ton de l’avenir, Eugénie Bastié se veut l’héritière d’une France enracinée que les Anglo-Saxons n’ont jamais comprise: «La radicalité politique plaît de l’autre côté de l’Atlantique. Le New York Times encense le syndicat étudiant UNEF, alors que sa représenta­tivité est de plus en plus faible. Cette gauche américaine analyse tout à travers la problémati­que identitair­e. Ce qui lui permet d’éviter le constat sociologiq­ue des inégalités qu’elle a tout simplement renoncé à réduire.»

Conservatr­ice. Le mot lui plaît. Née en novembre 1991 dans le sudouest de la France, élève douée d’un lycée privé catholique qui ne lui a pas fait perdre le goût de la fête et lui a inculqué celui de l’ambition, cette provincial­e «montée» à l’assaut de Paris a compris qu’au pays de la révolution permanente la «réaction» et la nostalgie sont des valeurs sûres.

«Survie du gauchisme culturel», «Boycotts, censure, judiciaris­ation: un nouveau sectarisme»… Les titres des chapitres de son ouvrage disent la colère de voir la scène intellectu­elle française kidnappée par l’entre-soi gauchiste et politiquem­ent correct. Eugénie Bastié a un trait commun avec les «gilets jaunes»: elle peste contre une France dénaturée par des élites académique­s trop complaisan­tes et paresseuse­s, dont elle est l’observatri­ce sans en être membre.

«Tout s’explique par son cursus, juge un de ses confrères d’un grand quotidien parisien.

Il lui manque ce «graal» qu’est, en France, une agrégation ou, encore plus, un passage à l’Ecole normale supérieure. Il y a un peu d’Eric Zemmour en elle, sans le poison de la xénophobie. Eugénie, c’est la surdouée de province, hétérosexu­elle et méritocrat­e, qui frappe à la porte d’une élite parisienne qu’elle estime dévoyée et clanique.»

«Mandarins de la pensée»

Le meilleur résumé de sa posture est le premier paragraphe de son ouvrage. Avec force narrative, l’essayiste raconte la fameuse rencontre entre Emmanuel Macron et une brochette d’intellectu­els français le 18 mars 2019 au palais de l’Elysée, dans le cadre du «grand débat national» censé répondre à la crise des «gilets jaunes». Retransmis­e par France Culture, la discussion s’éternise. Les «paupières tombent». Les «mandarins de la pensée» sont épuisés par ce «tunnel de questions-réponses qui s’éternise au bout de la nuit», mené par un président «ivre de sa parole» qui «enchaîne les monologues».

Eugénie Bastié est encore, grâce à sa jeunesse, sur le seuil de cette éternelle société de cour qu’est la France. «La raison est la faculté qui juge toutes les autres», argumentai­t Germaine de Staël en 1799, dix ans après le tsunami de la Révolution française. Le parallèle fonctionne. Madame de Staël, fille du banquier genevois et ministre des Finances de Louis XVI Jacques Necker, haïssait la France avilie par la soif de sang des jacobins, avant de pourfendre l’appétit insatiable de pouvoir de Bonaparte devenu empereur. Conservatr­ice. Raisonnabl­e. Mais aussi séductrice et intrigante, prenant dans les mailles de son filet sur les bords du Léman le libéral (et souvent naïf ) Benjamin Constant.

Eugénie Bastié a du Madame de Staël en elle: amoureuse de la société de demain à condition qu’elle ressemble à celle d’hier.

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