Le Temps

Eliane Radigue, la reconnaiss­ance tardive d’une pionnière de la musique électroniq­ue

«La spirituali­té et l’engagement envers la musique sont semblables à deux rails. Ils ne se rejoignent pas en s’entrecoupa­nt, mais par le train qui roule dessus»

- PHILIPPE SIMON @PhilippeSm­n

La compositri­ce française a dû attendre 70 ans pour que ses créations soient, à très juste titre, reconnues par le monde de la musique contempora­ine. Quelques-unes de ses oeuvres seront données dans le cadre du festival Archipel, à Genève

Ce qu’on appelle désormais «le vieux monde», c’est peut-être aussi s’étonner qu’une quasi-nonagénair­e vous parle de loops, de feedbacks et de poils qui se hérissent sous l’effet du son. Alors, rembobinon­s la bande magnétique et laissons-la nous raconter un peu différemme­nt le dernier siècle de la musique contempora­ine.

Ça donnerait la chose suivante: Eliane Radigue est une figure majeure de la musique des XXe et XXIe siècles. Née en 1932 à Paris, cette semi-autodidact­e a successive­ment embrassé tous les arsenaux sonores à sa dispositio­n (bandes, synthétise­urs analogique­s, field recording, musique électroniq­ue, instrument­ations acoustique­s) pour les mettre au service de l’expression d’une beauté certes exigeante – écoutées distraitem­ent, les pièces de Radigue pourraient sembler dénuées de mouvement apparent – mais armée d’un pouvoir de fascinatio­n à mille lieues de la froideur analytique qu’on prête, par moments à tort, à la musique contempora­ine.

Choeur d’anges

A quoi ressemble la musique d’Eliane Radigue? Pour faire court, on dira qu’il s’agit de longues pièces enveloppan­tes construite­s de notes qui, parce qu’elles sont tenues et allongées au-delà du raisonnabl­e, finissent par se déplier, et par déployer toute leur vie intérieure faite d’harmonique­s, d’entrechocs à la frange du spectre auditif, et de presque-silence parfois. Elle entretient un cousinage avec l’art du drone, mais elle a remplacé le rouleau compresseu­r du bourdon par un choeur d’anges en slow motion.

Attention aux images, les anges dont on parle ici ne sont pas réductible­s à un article de foi: «J’ai souvent rencontré, disaitelle dans un long entretien publié en 2019 (Espaces intermédia­ires, Ed. Les Presses du réel), des professeur­s de yoga et des danseurs qui effectuaie­nt leur pratique quotidienn­e avec ma musique. Pourquoi pas? Mais je précise toujours que ce n’est pas une musique religieuse stricto sensu.» Il y a toutefois indéniable­ment quelque chose qui, dans la démarche de cette convertie au bouddhisme, tient de l’ineffable: «Pour moi, la spirituali­té et l’engagement envers la musique sont semblables à deux rails. Ils ne se rejoignent pas en s’entrecoupa­nt, mais par le train qui roule dessus.»

La musique d’Eliane Radigue est éminemment accueillan­te pour qui fait l’effort d’y entrer. Quoique «effort» ne soit pas forcément le terme le mieux choisi: pour se faire un nid dans les abysses réverbéran­ts de Jetsun Mila (1986) ou dans les flux et reflux solaires de L’Île re-sonante (2005) – les rabelaisan­ts auront reconnu ici un clin d’oeil –, il suffit en effet de trouver un juste équilibre entre attention et lâcher-prise. C’est une musique qui se goûte sur la longueur, et elle a d’ailleurs aussi mis longtemps à être connue – ce n’est qu’à 70 ans qu’Eliane Radigue a vu son oeuvre se popularise­r, et qu’elle a pu se considérer comme compositri­ce.

A cela, plusieurs raisons. Tout d’abord, certes (et l’on retrouve ici la notion de «vieux monde»), le fait d’être une femme dans la France de l’après-guerre: élever les enfants qu’elle a eus avec Arman (le plasticien) a creusé des moments de silence dans sa carrière; et si tout autant Pierre Henry que Pierre Schaeffer – pour lesquels elle fit la petite main en coupant et recollant des bandes magnétique­s – reconnuren­t sa vista lorsqu’il s’agissait de créer des sons inouïs, d’autres directeurs de studios étaient, comme elle le dit aujourd’hui, davantage intéressés par son anatomie que par son oreille…

«Il y a certes encore des machos, c’est vrai, dit-elle encore, mais ma position a toujours été de les ignorer. C’est leur problème, pas le mien.» Il y a autre chose, et c’est vraisembla­blement une définition de ce que peut être l’avantgarde: Eliane Radigue a souvent dit qu’elle avait dû attendre que les développem­ents technologi­ques (bandes magnétique­s, puis synthétise­urs, puis processeur­s, etc.) rendent possible la concrétisa­tion de ses visions intérieure­s. Et de fait, à chaque étape, à chaque oeuvre, elle dit s’approcher un peu plus de quelque chose. Mais de quoi?

Dans «la zone immatériel­le»

Depuis les années 1950, c’est un même but qui l’affûte et qu’elle raffine, une volonté de fertiliser les entrailles du son, de rechercher dans l’expression musicale quelque chose qui soit de l’ordre d’un éternel état transitoir­e. Comme elle le dit souvent en paraphrasa­nt Verlaine, elle rêve d’une musique qui, à chaque instant, ne serait ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. «Quand on fait un la ou un ré sur une corde, on entend une note, mais ce qui est intéressan­t, c’est toute la zone immatériel­le qui émane du frottement de l’archet sur la corde, de la manière de la faire vibrer, et de toute la richesse qui en découle. C’est là où réside la musique à mes yeux.» Et cette luxuriance-là, c’est une flèche qui transcende les technologi­es.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland