Le Temps

SGS accusée de corruption par un ancien cadre

Un ex-cadre de la multinatio­nale genevoise estime avoir été licencié de façon abusive pour avoir alerté la direction sur des pratiques douteuses au Kenya, en Ouganda, au Chili et en Albanie. SGS réfute. Une audience a eu lieu mardi aux Prud’hommes

- @RiEtienne

Dans la salle B1 du Palais de justice de Genève, le parquet grinçant, les vitres en plexiglas et les masques rendent vite les témoignage­s inaudibles. Des représenta­nts de SGS, la multinatio­nale qui domine le secteur de l’inspection et la certificat­ion, siègent sur une rangée. Ils sont assis à côté de la partie adverse, celle de Thomas (son nom est connu de la rédation), un ancien cadre de cette firme genevoise. Ce cinquanten­aire allemand dit avoir été licencié de façon abusive en 2019. Il aurait été écarté après avoir fait part à sa direction de nombreux indices de corruption dans le service qu’il dirigeait.

Son histoire permet de pénétrer comme rarement dans l’univers discret de SGS. Ses propos émanent de celui qui était à la tête des transports, l’un des gros départemen­ts de l’entreprise (avant sa dissolutio­n en 2020). Thomas dirigeait une équipe de 5600 personnes, supervisai­t des équipes de contrôle technique de véhicules (l’équivalent du Bureau des autos du canton de Genève) de par le monde. Il n’écartait pas la possibilit­é de succéder au directeur général, Frankie Ng, après quatorze ans de services et de promotions dans la maison. Tout bascule, selon lui, en 2018, quand il dit faire face à des bizarrerie­s évoquant des pots-de-vin. Il en fait part aux équipes de compliance, d’autant plus que SGS est munie d’un «code d’intégrité» obligeant les employés à partager leurs doutes dans de telles situations. Les indices se multiplien­t, ses alertes aussi mais, à ses yeux, elles se heurtent à un mur, comme si, à chaque fois, on étouffait l’affaire.

Est-on ici face à l’histoire fascinante de la corruption, mystérieus­e, orale et difficile à prouver, qui touche les hautes sphères d’une multinatio­nale suisse? Face à un lanceur d’alerte subissant l’ire de ses patrons? Ou a-t-on affaire à une firme piégée par un ancien employé rancunier exigeant 1,8 million de francs d’indemnités par le biais de la justice? Les audiences ont débuté. La troisième s’est tenue mardi soir.

De l’argent contre un test positif

Au Palais de justice ce 13 avril, Thomas parle d’un rendez-vous dans un hôtel luxueux en Ouganda, de courriels sans réponse. Il évoque une réunion houleuse au QG du groupe genevois aux Pâquis, des terrains onéreux au Chili, une ministre albanaise, des consultant­s au Kenya et des dates clés.

Parmi ces dernières, on peut citer le 4 novembre 2019, quand Thomas est licencié; le 30 avril 2019, quand Frankie Ng l’accuse de manquer de loyauté envers le groupe, alors que Thomas estime avoir suivi le «code d’intégrité». Il aura besoin d’une hospitalis­ation suivie de plusieurs mois de congé maladie pour encaisser le choc; ou le 21 mars dernier, quand un premier article sur le sujet est publié dans Le Matin Dimanche. Il lui vaudra des messages chaleureux d’ex-collègues qui n’avaient pas compris dans quelles circonstan­ces il avait été évincé.

Il y a aussi le 5 mars 2019, jour d’une rencontre dans le quartier des affaires d’Entebbe, près du lac Victoria, entre Thomas et des avocats proches du pouvoir politique ougandais. L’un d’eux dit avoir des «contacts» et va leur faire une «propositio­n». SGS avait besoin d’aide, ses activités dans l’inspection des véhicules ayant été suspendues (à cause de suspicions de pots-de-vin selon Thomas, à la suite de la pression de conducteur­s et de garagistes peu enthousias­tes à l’idée que les véhicules fassent l’objet d’un contrôle, selon SGS).

Le consultant qui avait permis d’obtenir ce contrat ne pouvant le renouveler, SGS en cherchait un autre. Mais la «propositio­n» – 240000 dollars pour résoudre le problème – que Thomas reçoit lui inspire des doutes dont il fait part à Olivier (nom connu de la rédaction), le chef de la compliance à la SGS, à Genève. Ce dernier l’approuve pourtant rapidement, et les avocats d’Entebbe sont engagés en tant que consultant­s.

Le 5 mars 2019, ce même jour, il est aussi question de corruption en Albanie, où SGS inspecte des véhicules. Les renouvelle­ments de contrats dans ce pays y seraient régulièrem­ent entachés de doutes, selon un courrier envoyé ce jour-là par un collègue de Thomas. Ce dernier venait de transmettr­e à la compliance le courriel d’une avocate et d’une ministre albanaise indiquant que des inspecteur­s de SGS exigeaient de l’argent contre un test positif. A ce jour, Thomas dit n’avoir reçu aucune nouvelle d’une enquête à ce sujet.

La partie adverse dit avoir repris un service à la suite d’une privatisat­ion, jusque-là géré à travers des pratiques d’un autre temps et que la mise en place de contrôles réguliers a été compliquée dans ce pays où certains s’étaient habitués à passer un test par le biais d’une petite aide. Comme en Ouganda, le Bureau des automobile­s de SGS est, depuis, en retrait en Albanie.

De nouvelles, Thomas n’en a pas eu non plus à propos d’un contrat qui lui a paru douteux au Kenya. SGS avait obtenu dans ce pays une concession pour l’exploitati­on des stations de contrôle pour le compte de la Kenya National Highways Authority, l’autorité des autoroutes. Mais en 2017, la KeNHA cesse de lui payer ses factures car elles seraient trop salées. SGS résilie dans la foulée le contrat la liant au consultant qui lui avait permis d’obtenir la concession.

La firme entame des discussion­s avec un nouvel intermédia­ire qui demande des paiements anticipés pour résoudre le problème. Fin 2018, dans un e-mail, le patron de SGS Kenya indique à Thomas qu’il craint que ce consultant obtienne des paiements douteux de la KeNHA. Thomas transfère l’e-mail à Olivier, le responsabl­e de la compliance, qui ne lui répond pas. Il finit par lui en parler, puis lui réécrire. Olivier lui indique deux mois plus tard que sa demande a été enregistré­e sans donner suite. La partie adverse assure qu’une enquête approfondi­e a été menée et que Thomas n’a pas été mis au courant parce qu’il était en congé maladie.

Mystérieux reclasseme­nt de terrain au Chili

Et il y a ce mystérieux reclasseme­nt de terrain au Chili, où SGS avait aussi obtenu un permis d’inspection des véhicules. Ce contrat de huit ans a engendré des investisse­ments dans l’achat d’équipement­s et de terrains notamment. Des dépenses qui s’élèvent à près de 11 millions de dollars, soit 40% de plus que le budget approuvé. Thomas demande à la fin de l’été 2018 une enquête pour en déterminer les raisons et il en ressort que les 40% supplément­aires – 3,1 millions – correspond­ent en partie à des terrains acquis au prix fort. Le rapport finit pourtant par être classé, malgré l’existence d’un surcoût inexpliqué de 720000 dollars à la ville de Santiago.

«Personne ne peut expliquer ce paiement», a dit Thomas lors d’une audience à Genève le 31 mars. Selon la partie adverse, il sait pourtant que le terrain était cher car il a fallu dans l’urgence en trouver un susceptibl­e d’accueillir un Bureau des automobile­s, ce qui relevait du défi, et que les 720000 dollars ont été dépensés pour y installer les infrastruc­tures.

Nouvelle date importante pour Thomas: le 20 mars 2020, lorsqu’il adresse aux membres du conseil d’administra­tion de SGS une lettre et une copie de sa demande aux Prud’hommes. Le fait d’avoir porté à l’attention de la direction des paiements problémati­ques a mis en péril sa carrière, écrit-il. Il dit aussi avoir des doutes sur les façons de faire dans de nombreux pays, outre le Kenya, le Chili, l’Ouganda et l’Albanie. Mardi, Thomas dit avoir recensé des pratiques douteuses dans 13 pays: elles impliquent systématiq­uement des consultant­s locaux réseautés et approuvés par Olivier.

Dans une réponse écrite en juillet à la demande du 20 mars, SGS indique que Thomas a été licencié parce qu’il aurait été déloyal envers l’entreprise et en partie responsabl­e de pratiques douteuses qu’il a dénoncées, lui le chef du départemen­t en question. La direction pointe une sous-performanc­e du cadre. Le départemen­t des transports, notamment face à l’avènement de la nouvelle mobilité, était à réinventer or Thomas a «raté ce virage», selon une source proche de la multinatio­nale. «Il n’a jamais été un lanceur d’alerte, il s’est cantonné à transférer des courriels reçus de ses subalterne­s», dit-elle. Les premières audiences ont donné la parole à Thomas. Les suivantes permettron­t à la multinatio­nale d’exposer sa version des faits.

La demande de SGS a donné lieu à une réplique de la partie adverse puis à une duplique de la multinatio­nale avant que les audiences ne débutent en février. Dans leur réplique, les avocats de Thomas proposent de solliciter l’avis d’un expert sur les questions de corruption à l’Université de Bâle, ce que le Tribunal pourrait envisager à l’issue des séances, qui s’annoncent nombreuses.

L’ombre de la justice pénale

La procédure est civile. Mais en exposant ses soupçons de corruption, elle pourrait attirer l’attention du Ministère public genevois qui peut lancer d’office une action pénale. Contactée, l’institutio­n ne fait pas de commentair­es.

Des ex-employés – qui requièrent l’anonymat car ils sont soumis à des clauses de confidenti­alité – ne se disent «pas étonnés» par les propos de Thomas. «Il était rigoureux, fiable, il a été blessé dans cette histoire», selon une personne. «SGS ne peut pas se présenter comme le cavalier blanc», relaie un témoin. L’entreprise fait appel à des intermédia­ires pour obtenir des contrats là où les négociants en matières premières ont décidé de faire sans, selon un ancien partenaire. «Aucun des contrats [mentionnés dans la procédure, ndlr] n’a été obtenu par des apporteurs d’affaires», rétorque une source de SGS, tout en reconnaiss­ant que des gens connaissan­t les réalités du terrain sont régulièrem­ent sollicités pour en comprendre les obstacles et impératifs.

«Il est surprenant que SGS ait laissé cette histoire sortir publiqueme­nt, conclut un autre observateu­r. Mais si ça peut faire améliorer les choses en son sein, alors c’est pour le meilleur.» Thomas, lui, a retrouvé un travail et dirige une entreprise en Allemagne, dans le secteur automobile.

«Personne ne peut expliquer ce paiement»

THOMAS, EX-CADRE DE SGS, LORS D’UNE AUDIENCE À GENÈVE LE 31 MARS DERNIER

Pour SGS, Thomas n’a jamais été un lanceur d’alerte, il s’est cantonné à transférer des courriels reçus de ses subalterne­s

 ?? (SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) ?? Le siège de la SGS, dans le quartier genevois des Pâquis, en janvier 2012.
(SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) Le siège de la SGS, dans le quartier genevois des Pâquis, en janvier 2012.

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