Visions du Réel, écran des convulsions d’une époque tourmentée
Le festival nyonnais étrenne une formule hybride pour plonger à travers 142 films venus de 58 pays dans les convulsions d’une époque tourmentée et célébrer les ambiguïtés du réel en compagnie d’un hôte d’honneur prestigieux: Emmanuel Carrère
L’an dernier, Visions du Réel s’est pris de plein fouet la première vague de la pandémie. En un temps record, le festival nyonnais a su se réinventer, basculant l’entier de son programme dans le cyberespace. Les spectateurs confinés ont adhéré, et l’édition 2020 a été couronnée de succès. Après ce millésime chamboulé, la manifestation pensait retrouver le chemin des salles obscures et des filets de perche sur les terrasses lacustres. Mais le virus a sa propre partition et l’actuelle situation sanitaire a déjoué les grandes espérances d’un retour à la normale, sans pour autant révoquer une touche de convivialité.
L’édition 2021 sera hybride et sous haute surveillance. Les adeptes du présentiel doivent se munir d’une attestation et se faire contrôler dans le Covid-19 Test Center ouvert à Nyon par le festival. Il n’y aura pas plus d’une centaine de professionnels par jour: ce nombre correspond aux chambres disponibles dans les hôtels, histoire de pouvoir manger sur place. Chaque salle de projection est dotée d’un plan sanitaire et d’une jauge. Annulée en 2020, la billetterie redémarre – en ligne, pour éviter que les spectateurs ne s’agglutinent à la caisse des cinémas.
Emilie Bujès et son équipe ont aussi inventé de nouvelles activités, balades instructives ou ateliers philosophiques, susceptibles d’occuper les plus jeunes. A la veille de l’ouverture, la directrice artistique, anxieuse mais pugnace, se dit très fière de cette édition différente mais reconnaît que le moral a encaissé des coups sévères et qu’«on marche sur des oeufs».
Golfs et bungalows
Le programme de Visions du Réel en l’an 2 du covid compte 142 films venus de 58 pays, courts, moyens et longs métrages répartis entre différentes sections – Compétition internationale, Compétition nationale, Burning Lights, Opening Scenes, Latitudes… Selon ses inclinations, le spectateur peut aussi emprunter un des six parcours thématiques proposés: Fragments passés, Histoires de famille, Identités et luttes, Retour vers la nature, Un an après ou Science-fiction et dystopie. Ce dernier thème donne à la manifestation sa tonalité. Parmi les 3000 films inscrits, Emilie Bujès a effectivement observé une «prépondérance à la dystopie dans nombre de films reflétant un monde dominé par la technologie».
On se souvient du Prisonnier, série culte de la fin des années 1960 dans laquelle un ex-agent secret se retrouve coincé dans un énigmatique village ripoliné dont il est impossible de sortir. Cette prison dorée existe désormais sous la forme d’une zone résidentielle géante en Floride: 150000 retraités coulent des jours tranquilles dans The Villages, un labyrinthe de bungalows roses et de golfs émeraude. Ils sont tous riches, blancs, républicains et contents d’eux. Evidemment, cet accomplissement suprême du rêve américain a sa face d’ombre: l’EMS de luxe croît en spoliant les indigènes de leurs terres, en détruisant la nature, en épuisant les nappes phréatiques. De cet univers en expansion, Valérie Blankenbyl ramène un documentaire édifiant: The Bubble.
Aux antipodes de ce purgatoire rose bonbon où le bonheur est obligatoire, il y a Ostrov, une île russe perdue en mer Caspienne, où le malheur est de rigueur. Laissée en marge de la prospérité, oubliée par l’Etat, cette terre aride aux couleurs livides abrite des pêcheurs oubliant dans la vodka qu’ils n’ont plus le droit de pêcher. Ostrov-Lost Island, de Laurent Stoop et Svetlana Rodina, c’est la dernière étape avant La Route de Cormac McCarty, c’est déjà Stalker de Tarkovski…
Fatalisme et vodka
«A festival hybride, genres hybrides», lance Emilie Bujès. Chaque année, aux spectateurs s’insurgeant que telle scène dans un documentaire semble «jouée», il faut rappeler que le documentaire de création a des aspirations poétiques et en aucun cas l’objectivité d’une statistique chiffrée. La directrice facétieuse rappelle que dans les rushes de Chronique d’un été, monument du cinéma-vérité, on voit Jean Rouch surgir de sous la table où discutent deux femmes pour leur demander de refaire la scène… «Les films documentaires ne font que traduire un regard porté sur une réalité. Aujourd’hui, ce regard devient plus lisible.»
En 2014, le festival avait créé le prix Maître du Réel. Trop genré, banalisé aussi dans un contexte qui célèbre tous azimuts le réel, le brevet laisse place à un plus classique Hôte d’honneur, et cette année c’est Emmanuel Carrère qui est honoré. Il propose une Carte blanche de six films et donne une master class (mardi 20, 14h).
A travers ses livres (L’Adversaire, Le Royaume, Yoga…) et ses films (La Moustache, Retour à Kotelnitch), l’auteur et réalisateur «n’a cessé de démontrer qu’on ne sait rien. Il aborde la réalité avec une renversante honnêteté à travers des personnages relevant quasiment de la fiction», analyse Emilie Bujès. Ania est un de ces personnages. Rencontrée à Kotelnitch au cours d’un reportage sur un soldat hongrois amnésique bloqué pendant plus d’un demi-siècle dans un hôpital psychiatrique russe, cette jeune traductrice mariée à un officier du KGB a été assassinée à coups de hache par un forcené. Carrère retourne sur ses traces mener une enquête qui se perd dans les non-dits, l’incertitude, le fatalisme, la vodka et la mélancolie. Soit le réel…
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«Emmanuel Carrère aborde la réalité avec une renversante honnêteté à travers des personnages relevant quasiment de la fiction»
EMILIE BUJÈS, DIRECTRICE ARTISTIQUE DU FESTIVAL