Afghanistan, les doutes d’un pays livré à lui-même
Joe Biden veut un désengagement complet d’ici au 11 septembre, vingt ans après les attentats qui ont déclenché l’intervention des Etats-Unis. Une conférence cruciale sur l’avenir du pays doit se tenir la semaine prochaine à Istanbul
Joe Biden a confirmé hier le départ des troupes américaines d’Afghanistan d’ici au 11 septembre, vingt ans après les attentats qui ont déclenché l’intervention des Etats-Unis. Mais, dans ce pays déchiré entre les talibans, les seigneurs de guerre et le gouvernement de Kaboul, la paix reste une perspective lointaine.
Lorsqu’on lui demande d’évoquer l’avenir de son pays, Rahmatullah Nabil soupire. «Nous avons de l’espoir mais aussi beaucoup de craintes», reconnaît l’ancien directeur des services secrets afghans (NDS). Il partage le sentiment de nombreux Afghans à une semaine de l’ouverture de la conférence de paix qui doit s’ouvrir à Istanbul le 24 avril. Planifiée par les Etats-Unis et organisée par les Nations unies, elle devrait accueillir les principaux acteurs de la scène internationale et surtout afghane, réunissant enfin les talibans et le gouvernement. Son but: mettre en place un cessez-lefeu et un gouvernement de transition.
Ces négociations interviennent à un moment crucial. L’accord signé en février 2020 à Doha entre Washington et les talibans prévoyait que les troupes de l’OTAN quitteraient le pays le 1er mai. Un délai jugé irréaliste par la nouvelle administration américaine. Ce mercredi, le président Joe Biden a annoncé mardi un retrait complet d’ici au 11 septembre, 20e anniversaire des attentats qui avaient entraîné l’intervention occidentale.
Pressions des talibans
Les talibans semblent encore tergiverser. Mardi, ils ont affirmé ne pas vouloir entamer des discussions de paix avant «un retrait complet des troupes étrangères. Nous souhaitons que le délai du 1er mai soit respecté. La violation de l’accord aurait des conséquences», déclare au Temps le porte-parole du bureau politique des talibans à Doha, Mohammed Naïm. Le groupe a menacé de reprendre ses attaques contre les forces américaines si l’accord n’était pas respecté. Les frictions ont déjà commencé: les talibans ont attaqué deux bases américaines la semaine dernière.
Plusieurs sources indiquent que les Etats-Unis tenteraient d’éviter des représailles en négociant le report du retrait en échange notamment de la libération de prisonniers talibans – le groupe en réclame 7000. Les Américains et l’OTAN renonceraient aussi à fournir «tout renfort aérien ou terrestre à l’armée afghane», lâche Rahmatullah Nabil. Selon l’ancien chef espion, un accord à Istanbul permettrait aux troupes de l’OTAN de «quitter la scène dignement, laissant les Afghans maîtres de leur destin».
L’importance de cette conférence s’explique par l’inclusion d’un grand nombre d’acteurs locaux et internationaux. Si plusieurs Etats impliqués dans le conflit – comme l’Iran, l’Inde, la Russie et la Chine – ont été exclus des précédentes négociations menées par les Etats-Unis, l’OTAN, le Pakistan et les talibans, la conférence d’Istanbul sera «plus inclusive», explique Nabil. «Cette mise à l’écart poussait les pays de la région à prêcher la paix tout en soutenant les groupes armés pour défendre leurs propres intérêts. Cette fois, ils auront une position privilégiée. Washington veut éviter toute tentative de sabotage.»
Sur le terrain, la situation reste chaotique et le pays divisé. Les combats se sont récemment intensifiés, le nombre de morts, y compris civils, a augmenté et les assassinats d’activistes et de politiciens se sont multipliés. Les talibans sont désunis, les responsables à Kaboul et les services secrets soutiennent des milices privées. Les narcotrafiquants et les seigneurs de guerre ont eux aussi leurs propres groupes armés.
Kamran Alizai, accusé d’être l’un de ces seigneurs, est aujourd’hui chef du conseil provincial d’Herat. Il pointe les talibans du doigt. «Ils ne veulent pas la paix. Nous allons bien voir s’ils acceptent l’accord. Pourtant, de nombreux civils les ont rejoints car le gouvernement ne s’occupe pas d’eux. Si les troupes de l’OTAN s’en vont, l’armée afghane ne pourra pas se défendre.» Cette armée, qui contrôle les principales villes, peine à protéger les routes principales contre les attaques des talibans et d’autres groupuscules.
Majorité silencieuse
Alors que la confiance dans la communauté internationale demeure faible, un règlement politique imposé par des puissances extérieures pourrait compromettre le processus de paix. Mais comment savoir ce que veulent les habitants? «Les talibans, les seigneurs de guerre, anciens héros du djihad et le gouvernement n’expriment que partiellement la réalité du pays. A Istanbul, il manquera la voix de cette majorité silencieuse», déplore Nabil.
Plusieurs hommes politiques ont ainsi décidé de créer un nouveau parti, l’Afghanistan Salvation Movement. «Le gouvernement ne veut pas la paix, mais le pouvoir», affirme Mawlawi Qalamuddin, ancien taliban et membre du parti. «Si la communauté internationale n’est pas attentive, il y aura une forte résistance. Les gens ne veulent ni d’un nouvel Emirat islamique d’Afghanistan, ni d’un gouvernement corrompu comme celui-ci, qui ne représente pas les Afghans. Nous voulons une troisième voie: le retrait des forces de l’OTAN et l’instauration d’un système politique islamique.»
Ghulam Farouq Wardak, ancien ministre du gouvernement Karzai et l’un des principaux auteurs de la
Constitution afghane de 2004, a lui aussi rejoint le parti. «La population doit être représentée par un mouvement qui lui permette de s’émanciper, explique-t-il. Qui ce gouvernement peut-il bien représenter? Ces gens arment des milices. Il a été élu par 1 million de personnes alors que le pays en compte 38. Nous voulons repartir de zéro avec une nouvelle génération.»
Rahmatullah Nabil, l’ancien chef des services secrets, abonde dans ce sens: «Il faut laisser aux Afghans le temps de discuter entre eux avec le soutien de la communauté internationale. Pas le contraire.» Pourtant, le président Ghani s’oppose à l’établissement d’un gouvernement de transition dont il n’aurait pas la charge. «Il impose ses
«Il faut laisser aux Afghans le temps de discuter entre eux avec le soutien de la communauté internationale. Pas le contraire» RAHMATULLAH NABIL, ANCIEN CHEF DES SERVICES SECRETS AFGHANS
conditions et corrompt des politiciens et des seigneurs de guerre qui pourraient le soutenir. Seules les pressions américaines pourraient le faire changer d’avis.»
Trois scénarios
Toutes ces luttes internes dessinent les contours d’un nouveau conflit. Rahmatullah Nabil envisage trois scénarios. «Le premier est que tout se déroule selon le plan convenu à Istanbul. Mais c’est peu probable à cause de la fragilité de la situation. Les discussions sont entre les mains d’acteurs internationaux, de groupes armés et de factions aux fortes différences idéologiques et ethniques, très éloignés des préoccupations de l’Afghan moyen.
Après l’éventuel départ des étrangers, un gouvernement imposé dans ce contexte de division extrême conduirait sûrement au second scénario: une guerre civile entre les milices, le gouvernement et les talibans mais aussi des terroristes. Un troisième scénario serait celui d’une balkanisation du pays avec des divisions sur des bases ethniques et régionales.» A ses yeux, cette énième mutation de la guerre qui ravage l’Afghanistan depuis l’intervention soviétique de 1979 n’est qu’une question de temps. «Et ce seront encore les civils qui paieront.» ■