Le Temps

Minneapoli­s, colère et désarroi

«La même histoire se répète encore et encore.» En plein procès George Floyd, la mort d’un jeune Afro-Américain due à une nouvelle bavure policière soulève la colère de la communauté noire

- STÉPHANIE LE BARS, MINNEAPOLI­S (LE MONDE)

Reportage dans une ville en état de choc, où les tensions s’exacerbent

Les habitants de Brooklyn Center ne savent plus trop comment exprimer leur colère et leur désarroi. Alors, en choeur, sous la pluie verglaçant­e, quelques centaines d’entre eux scandent, à intervalle­s réguliers, le nom de Daunte Wright. Réunie pour la troisième soirée consécutiv­e devant le commissari­at de cette banlieue sans charme de Minneapoli­s (Minnesota), mardi 13 avril, la foule, juvénile et métissée, rend ainsi hommage au jeune Afro-Américain de 20 ans tué par le tir d’une policière lors d’un contrôle routier, dimanche.

Sa photo, un visage d’adolescent tout juste sorti de l’enfance coiffé d’une large casquette rouge, est brandie à bout de bras devant le bâtiment, protégé par des blocs de béton, des grillages et des soldats de la garde nationale dûment armés. Les jours précédents, des échauffour­ées ont éclaté, débordant dans les rues environnan­tes et quelques commerces du voisinage, aujourd’hui claquemuré­s derrière des contreplaq­ués. Mardi, quelques dizaines de personnes se sont encore heurtées aux forces de l’ordre juste avant le couvre-feu.

Plus tôt dans la soirée, masque chirurgica­l sur le visage, Carolina Montenegro, une jeune mère de famille de 21 ans, ne cachait pas sa colère: «Comment peut-on dire que la mort de Daunte est «un accident»? Si la police avait arrêté une femme blanche, cela ne se serait jamais passé comme ça.» Kimberly Potter, la policière qui, avec deux de ses collègues, procédait au contrôle d’identité du jeune homme, a assuré avoir confondu son arme de poing avec son taser. Lorsque le coup est parti, touchant le conducteur en pleine poitrine, sous les yeux de son amie, la fonctionna­ire chevronnée de 46 ans a lâché un juron et reconnu immédiatem­ent: «Je lui ai tiré dessus!» Elle a démissionn­é, mardi, tout comme le chef de la police de la ville.

Une décision expéditive qui ne convainc pas

Cette décision expéditive, suggérée la veille par le maire, d’origine libérienne, de Brooklyn Center, Mike Elliott, ne suffit pas aux manifestan­ts et à la famille du jeune homme. Au micro, des militants demandent une justice égale pour «les Blancs et les Noirs». «Jetez-la en prison comme vous le feriez pour nous», a aussi lancé, plus tôt dans la journée, la tante du jeune mort, Naisha Wright, lors d’une conférence de presse tenue devant le tribunal de Minneapoli­s, en compagnie de l’avocat Ben Crump. Ce dernier représente de nombreuses familles afro-américaine­s victimes de violences policières, notamment la famille de George Floyd, mort en mai 2020 sous le genou du policier Derek Chauvin et dont le procès se tient depuis trois semaines dans le centre-ville.

«La policière doit être poursuivie et condamnée», estime aussi Rudy, venu manifester son «rasle-bol». Ce père afro-américain a huit enfants, dont «cinq gars» qu’il élève «entre prudence et peur». «Lorsque les policiers commettent un acte criminel, il doit être traité comme tel. Or la justice les protège.» «On a l’impression que la même histoire se répète encore et encore», témoigne avec fatalisme Kevin Fenner, 53 ans, dont quinze passés en prison pour détention de crack. «On a grandi avec tous ces morts, mais comme il n’y avait pas les téléphones portables, personne ne le savait. J’ai connu trop de George Floyd.»

«Encore une fois, on a assisté à un meurtre», assène, de son côté, Jolie Larson, «aussi triste qu’en colère». Le visage barré d’un masque Black Lives Matter (BLM), cette jeune femme blanche plaide pour «des changement­s systémique­s dans la police et la justice de son pays». Pour elle, l’inculpatio­n et le procès de Derek Chauvin, une procédure rare dans ce type d’affaire, constituen­t «un premier pas positif».

La faute au suprémacis­me blanc

Au pied du mémorial édifié en quelques heures le long de la rue résidentie­lle où est mort le jeune Daunte, Lois Piper se montre moins optimiste. Devant un imposant poing serré, symbole du mouvement BLM, encerclé de bougies, de ballons, de peluches, de bouteilles d’alcool et de fleurs multicolor­es, la septuagéna­ire blanche voit plutôt dans le terrible télescopag­e de ces deux affaires de violences policières la preuve d’un échec. «Que Daunte soit tué maintenant, en plein procès Chauvin, montre bien qu’il n’y a pas vraiment eu de progrès dans la police ces derniers mois.» Peint en rouge vif, le nom du jeune homme a déjà été ajouté sur l’asphalte du carrefour où est mort M. Floyd, un no man’s land transformé en mémorial pour toutes les victimes des brutalités policières.

«Comment peut-on dire que la mort de Daunte est «un accident»? Si la police avait arrêté une femme blanche, cela ne se serait jamais passé comme ça» CAROLINA MONTENEGRO, MÈRE DE FAMILLE

«Que Daunte soit tué maintenant, en plein procès Chauvin, montre bien qu’il n’y a pas vraiment eu de progrès dans la police ces derniers mois» LOIS PIPER, MILITANTE ANTIRACIST­E

Double ironie du sort, la militante antiracist­e a appris la mort de Daunte Wright alors qu’elle participai­t à une marche en souvenir d’un jeune Noir mort après une course-poursuite avec la police… il y a onze ans. «Rien n’a changé. Le racisme est toujours là; le problème de ce pays, c’est le suprémacis­me blanc.» Comme pour confirmer ses propos, un cycliste blanc passe à ce moment-là en criant aux quelques personnes de toutes origines recueillie­s sur le trottoir: «Allez tous vous faire f…», tandis qu’un pick-up surmonté d’un large drapeau «Trump 2020» enchaîne, en vrombissan­t, des allers-retours devant le mémorial.

Sans y prêter attention, une jeune métisse, qui dit s’appeler Diamond Love, accroche une grappe de ballons bleu électrique à un poteau. «Je connaissai­s Daunte, c’était une bonne personne, assure-t-elle, en retenant ses larmes. Je n’ai pas pu lui dire au revoir.» Diamond a 20 ans et un fils de 4 mois «à la peau noire». «J’ai déjà peur pour lui. Quand, dans seize ans, il aura une voiture, je veux qu’il survive à un contrôle de police.» ■

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(STEPHEN MATUREN/GETTY IMAGES) Naisha Wright, la tante du jeune homme abattu dimanche par une policière: «Jetez-la en prison comme vous le feriez pour nous!»

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