Le Temps

«L’esprit de Genève demeure vivant»

L’historienn­e genevoise Corinne Walker cosigne un ouvrage en hommage aux immigrés qui ont participé au rayonnemen­t culturel et économique de la Cité de Calvin ces cinq derniers siècles

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

«Genève est une ville où nul homme n’est étranger.» Ces mots du romancier Robert de Traz résonnent profondéme­nt dans l’ouvrage collectif Genève: cinq siècles d’accueil, récemment publié aux Editions Notari. L’historienn­e genevoise Corinne Walker a participé à l’élaboratio­n de cette publicatio­n, conçue comme un hommage à la longue tradition d’accueil du canton. Imprimerie, industrie textile, horlogerie ou encore dorure: de nombreux secteurs ont bénéficié de l’apport des immigrés installés dans la Cité de Calvin depuis le XVIe siècle. Enrichi de cartes et de gravures d’époque, l’ouvrage brosse le portrait d’une trentaine d’entre eux, connus ou moins connus, qu’ils soient Français, Italiens ou Russes, théologien­s, artisans ou encore scientifiq­ues. Alors que la crise met la solidarité à rude épreuve, que la politique d’asile se durcit un peu partout en Europe, que reste-t-il de «l’esprit de Genève»?

Comment se constitue l’ADN genevois au fil des siècles?Genève acquiert la réputation d’une ville ouverte et cosmopolit­e dès le XVIe siècle. Sa position géographiq­ue, au croisement des grandes routes européenne­s, en fait un passage obligé pour les marchands. Ce n’est pas pour rien qu’elle a longtemps été une ville de foires. La Réforme marque un tournant. Genève devient une terre d’asile pour les protestant­s persécutés qui affluent, de France principale­ment, lors du Premier Refuge. L’arrivée de penseurs, de théologien­s, mais aussi d’artisans armés d’un solide savoir-faire occasionne un important rayonnemen­t intellectu­el et économique. Grâce aux marchands de soie italiens, la cité développe par exemple une industrie du textile tournée vers l’exportatio­n. Sur le plan politique, c’est une période de grande ouverture. La bourgeoisi­e s’acquiert facilement, ce qui ne va pas sans provoquer des résistance­s au sein des grandes familles genevoises, mais aussi dans les milieux populaires. D’où viennent ces tensions? Les marques de xénophobie s’observent tout au long de l’histoire genevoise, qui alterne entre des phases d’ouverture et de fermeture au gré des conjonctur­es économique­s et politiques. Les premiers réfugiés qui arrivent au XVIe siècle sont très pieux, on les accuse de vouloir imposer leur mode de vie, de voler les emplois. Le Consistoir­e, sorte de police des moeurs créée par Jean Calvin, renforce ce sentiment. Après la Révocation de l’Edit de Nantes, en 1685, les conditions d’accueil se durcissent. Les milliers de réfugiés qui affluent à Genève peinent à s’y installer sans bonnes relations ou connexions préexistan­tes avec la ville. En 1696, une pétition reproche au Petit Conseil d’accueillir à bras ouverts des immigrés bien placés. A partir de la fin du XVIIe siècle, le roi de France possède un représenta­nt à Genève et voit d’un mauvais oeil certaines décisions politiques.

Tout un jeu politique se développe pour maintenir le cap voulu par les autorités sans trop froisser l’ambassadeu­r.

En 1815, Genève intègre la Confédérat­ion, qu’est-ce que ça change? Genève n’est plus aussi libre que lorsqu’elle était une République indépendan­te. Elle tente néanmoins de conserver une marge de manoeuvre, notamment au niveau des libertés accordées aux réfugiés politiques. Au XIXe siècle, de nombreux intellectu­els français ou russes trouvent à Genève un lieu de relative tolérance pour poursuivre leur activité militante. La plupart d’entre eux se revendique­nt d’une idéologie libérale, en opposition aux régimes autoritair­es, ce qui facilite aussi leur intégratio­n. L’histoire contempora­ine est néanmoins parsemée de points noirs. La question de l’accueil des juifs lors de la Seconde

Guerre mondiale, par exemple, n’est pas encore réglée. La façon, dans les années 2000, dont les migrants ont été placés en abris antiatomiq­ues non plus.

De nombreux Genevois d’origine étrangère ont donné leur nom à des rues. Certains, à l’instar du naturalist­e et médecin Carl Vogt, font aujourd’hui polémique à cause de leurs thèses racistes. A raison? En tant qu’historienn­e, je suis contre l’idée d’effacer le passé. Mettre sous le tapis ce qui dérange n’est pas une solution. Les noms de rues composent la mémoire topographi­que et historique d’une ville. Les supprimer est un geste très violent, même c’est dans l’air du temps. Je plaide en revanche pour une mise en contexte, par exemple à travers une plaque explicativ­e. Les historiens réinterprè­tent l’histoire à l’aune de leur propre réalité. Carl Vogt était un homme de son temps.

Plutôt que de le dénigrer, il est intéressan­t de documenter et d’analyser la pensée de son époque.

Au cours de l’histoire, les périodes de pandémie ont toujours été plus hostiles aux étrangers, est-ce encore le cas aujourd’hui? Sans être activement persécutée­s, les personnes sans statut légal sont frappées de plein fouet par la crise sanitaire et économique. Dans le cas présent, la pandémie a surtout mis en lumière une face sombre de la société genevoise apparemmen­t très lisse. Accroissem­ent des inégalités, précarité grandissan­te: la pandémie nous tend un miroir peu reluisant. Le covid a eu le mérite de faire émerger cette réalité au grand jour.

A Genève, hauts fonctionna­ires expatriés côtoient sans-papiers et réfugiés, depuis quand l’étranger est-il considéré d’après son statut social et non plus son origine? Au XVIe siècle, les immigrés qui arrivent à Genève sont qualifiés de réfugiés ou d’étrangers, indépendam­ment de leur statut social. Depuis plusieurs décennies, tout un vocabulair­e s’est développé pour désigner ceux qui viennent d’ailleurs. Il y a l’expatrié qui bénéficie la plupart du temps d’une certaine aisance financière, le réfugié politique dont la souffrance est reconnue du moins sur le papier ou encore le migrant économique à qui on reproche des intentions moins nobles. Or les mots ne sont pas innocents, ils reflètent notre regard sur l’autre, notre niveau de tolérance aussi.

Au fond, l’esprit de Genève est-il toujours vivant? On aimerait parfois le voir plus flamboyant, plus affirmé, mais oui il persiste. L’opération Papyrus, qui a permis de régularise­r quelque 2000 travailleu­rs sans papiers, en est un exemple. Le brassage de population­s reste une réalité, il n’y a qu’à monter dans un tram pour entendre parler différente­s langues. Cela étant, les deux faces de Genève, ouverture et repli sur soi, coexistent dans cet univers cosmopolit­e. En ce qui concerne les procédures d’asile, Genève est corsetée par Berne, ce qui occasionne parfois des élans de solidarité spontanés comme cela a été le cas récemment pour empêcher le renvoi en Ethiopie d’un requérant. Quand la politique se referme, la société civile et les milieux religieux prennent le relais.

CORINNE WALKER

HISTORIENN­E

«Tout un vocabulair­e s’est développé pour désigner ceux qui viennent d’ailleurs»

 ?? (SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) ?? Des sans-papiers lors d’une séance d’informatio­n sur l’opération Papyrus, qui a permis de régularise­r plusieurs milliers de migrants.
(SALVATORE DI NOLFI/KEYSTONE) Des sans-papiers lors d’une séance d’informatio­n sur l’opération Papyrus, qui a permis de régularise­r plusieurs milliers de migrants.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland