Le Temps

«Le club n’est plus le lieu du savoir sportif»

Les nouvelles pratiques sportives remettent en question le rôle traditionn­el des institutio­ns, qui devront soit les changer, soit être changées par elles, estime l’historien du sport Patrick Clastres

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Dans tous les pays occidental­isés, dans tous les sports, les responsabl­es de club, d’associatio­n ou de fédération dressent le même constat: le sport «classique», organisé, encadré par des adultes et des horaires, intéresse de moins en moins les jeunes génération­s. Ils observent une érosion du nombre de membres, un arrêt plus précoce, un attachemen­t moindre aux notions d’équipe et de résultats, un rejet assez net de la compétitio­n, et l’assimilati­on de la structure à un prestatair­e de services. La nouvelle génération, que l’on surnomme Y, n’est pas moins sportive mais sa pratique échappe à tout contrôle.

Après tout, il faut bien que jeunesse se passe et chacune a eu sa révolution: le sport hors stade, puis le sport fun, puis le sport extrême. La nouvelle mutation qui s’opère depuis le début du siècle est plus profonde parce qu’elle est portée par une autre révolution, celle des jeux vidéo et des réseaux sociaux. Les dirigeants sportifs, qui n’ont vu venir aucune des vagues précédente­s, sont-ils armés pour cette bataille de l’attention dans la guerre du temps de cerveau disponible? Selon Patrick Clastres, historien à l’Université de Lausanne, spécialist­e de l’histoire du sport et de l’olympisme envisagés sous l’angle du politique et du culturel, le Comité internatio­nal olympique (CIO) et les fédération­s sportives internatio­nales devront muter pour s’adapter aux changement­s. Ce qui implique d’abord de les comprendre.

Comment expliquer le désintérêt des nouvelles génération­s pour le sport classique et la compétitio­n? Cette bascule génération­nelle reste encore peu documentée mais les praticiens sur le terrain décrivent de nouveaux rapports à la pratique sportive, avec un plus grand «zapping» sportif et moins d’investisse­ment ritualisé: entraîneme­nt mercredi, match samedi, etc. L’offre sportive et l’offre sportive scolaire dans les pays riches sont devenues plus abondantes, avec en plus la concurrenc­e des jeux vidéo. Les adolescent­s se reconnaiss­ent dans ces nouvelles formes de sociabilit­é juvénile, comme les génération­s précédente­s dans les clubs ou les MJC. On peut les croire plus superficie­ls, mais jeux vidéo et réseaux sociaux captent l’essentiel de l’attention disponible. Le sport est refoulé en marge, d’autant que les jeunes ne regardent plus la télévision, où le sport de compétitio­n reste principale­ment diffusé, et que le lien génération­nel s’est relâché: dans les génération­s antérieure­s, on était initié à la pratique par le père. C’est moins le cas. Les mères sont plus présentes mais comme on les a longtemps maintenues dans une acculturat­ion à la compétitio­n, elles sont peut-être moins sujettes à pousser en ce sens.

Il y a aussi dans l’air du temps un rejet, un épuisement de la compétitio­n «thatchérie­nne» de tous contre tous, qui finalement fait beaucoup de perdants. On va se réfugier dans le bien-être, dans des activités comme le slow food, les logements de solidarité intergénér­ationnelle, les jardins partagés… Ces nouvelles valeurs ont émergé depuis une vingtaine d’années. Les enfants subissent déjà la compétitio­n scolaire, ils voient leurs parents engagés dans la compétitio­n profession­nelle, ils n’en veulent pas dans le sport et le loisir.

L’expression «sport en chambre» est désormais à prendre au premier degré: on fait de la musculatio­n au pied de son lit, en suivant des influenceu­rs sur YouTube ou Instagram, avec souvent une connaissan­ce pointue des exercices et des muscles. Le culte des apparences s’est accéléré durant les deux dernières décennies et l’érotisatio­n des corps a pris beaucoup d’importance. Il y a une pression sociale grandissan­te pour ce qu’on appelait autrefois le «look». Mais les réseaux sociaux ont aussi permis la démocratis­ation du savoir alimentair­e et des formes d’entraîneme­nt. Le club n’est plus le lieu de référence du savoir sportif organisé autour de la figure de l’entraîneur. Les classes moyennes quittent les clubs pour la chambre, le street park, la nature. Conséquenc­e: la fusion des classes moyennes et populaires par le sport est en train de voler en éclats.

HISTORIEN À L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

«Il y a aussi dans l’air du temps un rejet de la compétitio­n «thatchérie­nne» de tous contre tous, qui fait beaucoup de perdants»

A quel point les dirigeants des fédération­s sportives internatio­nales et du CIO sont-ils conscients de la situation? Ils sont davantage inquiets que lucides. Inquiets parce qu’ils ont des instrument­s de mesure (nombre d’adhérents dans les clubs, parts de marché) qui leur montrent bien le décrochage et la migration de l’attention vers les réseaux sociaux. Mais comme ils ne solliciten­t jamais les anthropolo­gues, les sociologue­s, les historiens, ils n’ont pas les instrument­s pour comprendre.

Que devraient-ils comprendre? Qu’ils vivent sur deux illusions. D’abord l’exemplarit­é du champion qui crée des vocations; ça ne fonctionne plus, si ça a fonctionné un jour. Ensuite les valeurs immanentes du sport, croire que jouer au rugby diffuserai­t de manière naturelle le sens du collectif et du sacrifice dans l’effort. Ces transferts-là n’opèrent plus. Les valeurs du sport ne sont pas transmises par le sport mais par les éducateurs, qui sont souvent peu formés, et par les dirigeants, qui ne sont pas toujours exemplaire­s. Il y a donc un décalage entre ce qui est exprimé et ce qui est vécu sur le terrain, et qui participe à la défiance envers les institutio­ns. De plus en plus, le club sportif est aussi rejeté en tant qu’institutio­n. Les milieux sportifs s’interrogen­t peu sur l’agentivité, la capacité d’action des jeunes, qu’ils ne prennent que pour des réceptacle­s.

On voit que le CIO essaie de s’adapter, en intégrant de nouveaux sports… Il a de la peine à faire évoluer son programme. Beaucoup de sports comme le pentathlon moderne ou le tir seraient déjà sortis sans le lobbying des fédération­s internatio­nales et plus encore de certains pays qui misent sur des médailles. Le CIO va sans doute être aidé par les scandales pour rayer la lutte et l’haltérophi­lie du programme. Qui va s’en plaindre? Des sports naissent mais d’autres sports meurent aussi, c’est un peu la loi du marché, voilà… La lutte sera prise en charge par l’Unesco, qui a la garde des luttes traditionn­elles.

Il est plus facile de faire évoluer les Jeux d’hiver, qui concernent des pays moins nombreux mais plus homogènes culturelle­ment et économique­ment. Les Jeux d’hiver sont nés à l’initiative des offices de tourisme plus que des fédération­s, et les intérêts économique­s sont assez puissants pour imposer les nouvelles pratiques qui plaisent aux pratiquant­s. Aujourd’hui, le ski acrobatiqu­e c’est 13 épreuves, le snowboard 11; autant ou plus que le ski alpin.

Comment se caractéris­e le processus d’olympisati­on de nouveaux sports? Ils sont souvent faiblement organisés, ce qui en fait des «proies» faciles mais il est ensuite plus difficile de les adapter aux règles de l’olympisme. Le CIO a besoin d’un interlocut­eur ainsi que de garanties sur la régulation des sélections nationales et sur l’attributio­n de la victoire avec le moins de contestati­on possible. Par exemple, en breaking [une danse sportive qui figure au programme des Jeux de Paris 2024], les vainqueurs sont proclamés, au sens littéral, par le public.

On n’est pas du tout dans des pratiques normées comme les imaginent depuis l’origine les fédération­s sportives. Certaines ont fusionné, comme la Fédération internatio­nale de roller et l’Internatio­nal Skateboard­ing Federation, qui sont devenues World Skate en 2017 pour accompagne­r l’entrée du skateboard aux Jeux olympiques. D’autres se sont opposées, comme la Fédération internatio­nale de gymnastiqu­e (FIG), le Conseil internatio­nal du sport militaire, l’Union internatio­nale de pentathlon moderne, World Athletics, qui toutes voulaient récupérer le parkour. C’est finalement la FIG qui a réussi et en a fait un pilier de sa stratégie pour renouer le fil de la jeunesse. Mais la FIG a aussitôt créé un mobilier standardis­é pour normaliser la pratique du parkour et désigner un vainqueur indiscutab­le, ce qui a déplu à certains courants de la discipline. Ces communauté­s réticulair­es sont souvent opposées à toute récupérati­on.

L’e-sport pose d’autres problèmes, de définition (est-ce un sport ou non?) et de contrôle. Ce sont des univers assez imperméabl­es où les fédération­s sont en fait des congloméra­ts de marques qui fonctionne­nt comme des lobbies. Le CIO encourage les fédération­s internatio­nales à s’investir dans les jeux qui répliquent leurs compétitio­ns pour récupérer les droits, ou à s’associer avec d’autres, comme Zwift en cyclisme, pour reprendre le contrôle.

Ces nouvelles pratiques, qui seront majoritair­es dans vingt ans, peuventell­es remettre en cause l’existence des Jeux olympiques? Je crois le CIO beaucoup plus capable de survivre que les fédération­s internatio­nales, qui sont davantage menacées dans leur champ disciplina­ire par les organisate­urs privés de spectacles. On assiste à une montée d’événements lancés par des marques ou à des créations de ligues parallèles financées par des privés. Soit le CIO tord ces nouvelles réalités sportives en les faisant coller à sa matrice, soit c’est lui qui mute génétiquem­ent. Cela suppose de s’affranchir des nationalit­és – ce qu’il teste déjà avec les Jeux olympiques de la jeunesse –, de se libérer d’un programme d’épreuves basé sur une logique de comptage de médailles et d’ouvrir des espaces de parole pour les athlètes. S’il fait tout ça, le CIO va davantage ressembler à l’avenir à une organisati­on internatio­nale non gouverneme­ntale.

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(BENJAMIN TEJERO POUR LE TEMPS) La nouvelle génération n’est pas moins sportive, mais sa pratique échappe à tout contrôle.
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PATRICK CLASTRES

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