Le Temps

Comment le covid enfonce les jeunes en difficulté

Décrochage scolaire, idées noires, anxiété: la crise du Covid-19 a fortement affecté la santé psychique des jeunes déjà fragiles. Témoignage­s

- SYLVIA REVELL0 @sylviareve­llo * Noms connus de la rédaction

Anxiété, idées noires, troubles du sommeil ou encore dépression: les conséquenc­es de la pandémie sur la santé psychique de certains adolescent­s sont multiples et parfois graves

■ «Si le Covid-19 a révélé des vulnérabil­ités chez des jeunes sans histoire, il a accentué les pathologie­s de ceux qui allaient déjà mal», constate le responsabl­e d’un service de psychiatri­e

■ Clara et Alex témoignent de leur souffrance, de leur désarroi, voire de leur panique, face au virus. Devant l’augmentati­on de cas semblables, les unités psychiatri­ques spécialisé­es se mobilisent

«Ces médicament­s, je les ai pris dans un seul but: mourir.» Du haut de ses 14 ans, Clara* évoque avec un certain détachemen­t le cauchemar traversé lors du semi-confinemen­t en mars 2020. Pour cette adolescent­e genevoise en crise, qui cumulait alors difficulté­s scolaires et mauvaises fréquentat­ions, la pandémie a fait office de détonateur. Coincée chez elle avec sa mère qui l’élève seule, la jeune fille «pète les plombs». Aujourd’hui déscolaris­ée, elle est suivie en ambulatoir­e au service de psychiatri­e de l’enfant et de l’adolescent (SPEA) des Hôpitaux universita­ires genevois (HUG). Un sas de décompress­ion où des profession­nels l’aident à mettre des mots sur sa souffrance et à canaliser ses émotions.

Son mal-être, Clara le traîne depuis des années. Assise sur un banc aux côtés de sa mère, elle le verbalise par bribes sans toujours en mesurer la gravité. Derrière son franc-parler, la pudeur de l’enfance transparaî­t dans son parcours cabossé. Harcelée depuis l’école primaire, la jeune fille subit moqueries et insultes sur son physique, ses origines métissées, son milieu social modeste. «Je rentrais tous les jours en pleurs», raconte Clara qui, chaque matin, invente des maladies imaginaire­s pour ne pas se rendre à l’école. Ses résultats scolaires s’en ressentent, elle n’arrive plus à suivre et redouble une année. A la maison, la situation devient conflictue­lle au point qu’elle effectue plusieurs allers-retours entre le domicile de sa mère et celui de son père, avec l’interventi­on de la protection des mineurs, qui soupçonne une négligence parentale. A l’âge de 12 ans, sa relation avec un jeune plus âgé rencontré sur les réseaux sociaux dérape. A nouveau des violences, des insultes et un rapport sexuel non consenti qui achève de broyer son estime d’elle-même.

Hausse des demandes

Anxiété, idées noires, troubles du sommeil ou encore dépression: les conséquenc­es de la pandémie sur la santé psychique des adolescent­s sont multiples. A Lausanne, le CHUV enregistre 50% de demandes d’hospitalis­ation supplément­aires depuis l’été. A Genève, l’Office médico-pédagogiqu­e affiche quant à lui une liste d’attente plus longue que d’ordinaire, preuve d’une préoccupat­ion grandissan­te dans le réseau. Les consultati­ons spécialisé­es du SPEA enregistre­nt aussi une augmentati­on des demandes. «Des parents désemparés demandent de l’aide et ont du mal à en trouver, constate Rémy Barbe, médecin adjoint, responsabl­e de l’unité hospitalis­ation au service de psychiatri­e de l’enfant et de l’adolescent des HUG. Si le Covid-19 a révélé des vulnérabil­ités chez des jeunes auparavant sans histoire, il a accentué les pathologie­s de ceux qui allaient déjà mal.»

Lorsque la pandémie se déclare, Clara est sur le fil. «En tant que personne à risque [ndlr: elle souffre de diabète], j’avais peur que le virus débarque à Genève, j’ai commencé à paniquer à l’idée d’être coincée à la maison», raconte l’adolescent­e. Le 16 mars, la sentence tombe, les écoles ferment. Un événement qui vient perturber l’équilibre, déjà fragile, de la jeune fille. «Clara a très mal vécu le confinemen­t, elle se mettait en rage quand je lui disais qu’il ne fallait pas sortir, refusait de porter le masque, c’était la guerre», raconte sa mère, désemparée. Son malêtre, Clara l’exprime par de l’agressivit­é, des pleurs. Terrée dans sa chambre, elle s’isole et broie du noir. A la rentrée de septembre, la situation se dégrade. La jeune fille sèche les cours et traîne dans les trams, «le plus loin possible de chez elle», enchaîne prise de médicament­s et scarificat­ion, jusqu’à l’hospitalis­ation à l’automne dernier.

«Un déclic»

Depuis, Clara fréquente l’hôpital de jour trois jours par semaine aux côtés d’une dizaine d’autres jeunes. Gérée par une équipe pluridisci­plinaire, la structure fonctionne par groupes thérapeuti­ques. «Le but, c’est de permettre à ces jeunes de faire un travail sur euxmêmes et leurs relations avec les autres, de les aider à comprendre comment ils fonctionne­nt», détaille Anelise Fredenrich, psychologu­e coordinatr­ice. Pour ce faire, différents médiums sont utilisés: l’art, la culture ou encore le sport. Très loin de l’image obsolète des thérapies en tête à tête, mouchoir à la main. «La parole n’est pas toujours ce qui fonctionne le mieux avec les adolescent­s, souligne la psychologu­e. Beaucoup ont de la peine à mettre des mots sur leur détresse.»

Souvent préconisé après une hospitalis­ation, le lieu fait office de transition pour aider le jeune à se réinsérer dans son univers familial et social. «Pour une raison ou une autre, les adolescent­s qu’on reçoit ici sont sortis du cadre, on les aide à retrouver des repères, un emploi du temps, une écoute.» Pour éviter un enracineme­nt qui peut s’avérer contre-productif, la durée de fréquentat­ion est de trois mois renouvelab­les. Quant à la médication, elle est utilisée pour faciliter la communicat­ion lorsque les symptômes prennent trop de place.

Pour Clara, l’hôpital de jour, avec ses repas et activités en commun, a constitué un changement d’environnem­ent radical. «Au départ je ne voulais pas y aller, confie-t-elle. Je n’aime pas être en groupe et parler de mes problèmes à des inconnus.» Avec le recul, sa mère considère la pandémie avec philosophi­e. «C’est une épreuve qui a fait ressurgir beaucoup de souffrance, mais qui m’a aussi permis de crever un abcès avec ma fille. Elle était en chute libre, la voir aussi mal m’a alertée, j’ai pu faire les démarches qu’il fallait.» Aujourd’hui, Clara peut commencer à envisager l’avenir. Elle devrait prochainem­ent reprendre sa scolarité dans une école privée et rêve de devenir mécanicien­ne ou esthéticie­nne.

«J’ai complèteme­nt décroché»

Alex*, lui, n’entrevoit pas de porte de sortie pour l’instant. «Un tunnel bouché, fermé sur lui-même.» C’est ainsi que le jeune de 14 ans décrit son quotidien sans pouvoir mettre des mots sur son mal-être. Suivi depuis novembre à l’hôpital de jour, il raconte avoir été par le passé une «petite boule de joie».

Mais depuis deux ou trois ans, c’est le trou noir. Envie de rien, une motivation au point mort même pour le dessin qu’il adore, l’envie d’en finir juste pour que la douleur cesse. D’où vientelle? Impossible de le dire. Lorsque la pandémie se déclare, la situation se dégrade. «Avant, je ratais déjà beaucoup de cours, mais avec l’école à distance, j’ai complèteme­nt décroché, raconte Alex. Je dormais toute la journée ou j’étais sur mon téléphone, triste, en colère, c’était un mélange de beaucoup de choses.» Replié sur luimême, le jeune se fait du mal à plusieurs reprises, en parle à sa mère, elle-même en mauvaise posture personnell­e et profession­nelle, qui l’oriente vers un psychologu­e.

La rentrée de septembre se passe mal. «Je ratais de plus en plus, je me suis mis à détester l’école», confie l’adolescent, persuadé que personne ne peut l’aider à aller mieux, simplement l’«accompagne­r». Pas même sa soeur, en qui il a confiance. Aujourd’hui, Alex est tenu d’aller à l’école un jour par semaine. Une absurdité selon lui. «Le but, c’est de me faire réintégrer les cours, mais en y allant juste le mercredi, je n’arrive pas à suivre, je suis complèteme­nt largué, lâche l’adolescent, amer. Je vais évidemment devoir redoubler. J’aimerais autant arrêter maintenant et recommence­r en septembre. Le système n’est pas très compréhens­if.» Une impasse dans laquelle il se sent englué.

Au-delà de l’histoire de Clara et Alex, comment expliquer une telle détresse? «Chez les jeunes fragilisés, les changement­s d’organisati­on ou d’habitudes de vie liés à la pandémie, mais aussi les éléments stressants, le semi-confinemen­t, l’école à distance ou encore le climat anxiogène, ont représenté des facteurs d’aggravatio­n», estime Rémy Barbe.

Aux urgences, il y a eu une recrudesce­nce de consultati­ons au moment de la reprise cet automne avec des hospitalis­ations plus fréquentes. L’augmentati­on des demandes a par contre eu lieu avec un certain délai à l’hôpital de jour. «Durant l’automne, on a enregistré moins de sollicitat­ions que d’ordinaire, ce n’est que depuis janvier que la demande a explosé», relève Anelise Fredenrich, soulignant qu’une dizaine de jeunes sont en attente d’une place. Comme si, dans un premier temps, tous les autres problèmes, psychiques ou somatiques, étaient passés au second plan face au covid. «Les situations qu’on traite ne sont pas forcément plus graves qu’avant, poursuit la psychologu­e. En revanche, on constate que les réseaux d’adultes autour de jeunes ont été très affectés par la crise et n’arrivent pas à contenir les difficulté­s. C’est souvent l’un des éléments déclencheu­rs d’une hospitalis­ation.»

En plus de fragiliser le cadre familial et social, la pandémie a aussi fait disparaîtr­e les soupapes de décompress­ion, voyages, liens sociaux, loisirs. «Des privations particuliè­rement dures à vivre à l’adolescenc­e, un moment où les jeunes ont un besoin d’affiliatio­n fort», note Rémy Barbe. Pour le spécialist­e, les séquelles de la crise vont se multiplier. «Aujourd’hui, il est plus facile de ne pas aller à l’école sans que cela se remarque, souligne Rémy Barbe. On peut imaginer qu’actuelleme­nt des jeunes ont décroché mais ne sont pas encore identifiés.» D’autant que la souffrance visible aux HUG n’est que la pointe de l’iceberg. «Les cas qui arrivent aux urgences sont les plus flagrants, avec les comporteme­nts les plus bruyants, des tentatives de suicide aux fugues à répétition. Certains jeunes dont l’état de santé est très inquiétant restent néanmoins hors du réseau, invisibles.»

«Je dormais toute la journée ou j’étais sur mon téléphone, triste, en colère, c’était un mélange de beaucoup de choses» ALEX

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(POPY MATIGOT POUR LE TEMPS)

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