Le Temps

Doper le débat sur les drogues

Dans les grands centres urbains de Bâle et Zurich, des fractions du PLR souhaitent réglemente­r dans un horizon de 10 à 15 ans la production, le commerce et la vente de toutes les drogues, du cannabis à la cocaïne en passant par l’héroïne

- CÉLINE ZÜND @celinezund

Il y a trente ans avaient lieu des scènes d’une violence inouïe à Zurich. Au coeur de l’une des villes les plus propres et prospères du monde, sur une place publique hors de tout contrôle, des individus mouraient d’overdose entourés de rats et de déchets.

Rappeler la brutalité de ces images n’est pas vain alors que la ville de Coire, aux Grisons, se trouve en proie au spectre d’une scène ouverte de la drogue. Or le Stadtpark grison d’aujourd’hui n’est pas le Platzspitz zurichois d’hier: on est loin des quelque 3000 toxicomane­s qui gravitaien­t à l’époque chaque jour autour de la gare de Hauptbahnh­of. Et, à l’échelle de la Suisse, il représente plutôt une anomalie.

A Coire, le problème vient surtout du fait que les solutions existantes n’ont pas été exploitées à fond. On peut tirer un autre constat de cette situation: le sentiment d’urgence a quitté la Suisse. Zurich a retrouvé l’ordre et la propreté. Et en même temps, on y consomme de la cocaïne dans des quantités peu égalées dans le monde. Ce qui ne dérange personne, puisque c’est caché. Et normalisé.

Pourtant, la situation actuelle, avec d’un côté des consommate­urs criminalis­és et de l’autre des organisati­ons mafieuses qui s’enrichisse­nt, n’a rien de satisfaisa­nt. Spectacula­ire dans les années 1990, la politique des quatre piliers, qui allie répression, réduction des risques, prévention et thérapie, ronronne aujourd’hui. Outil de gestion de crise, elle n’incite pas à revoir les politiques à la lumière des pratiques réelles.

Légaliser toutes les drogues: cette propositio­n détonne, en particulie­r venant du PLR, attaché à l’ordre et à la loi. C’est peut-être un calcul électoral de la part d’un parti qui cherche à rattraper les revers essuyés dans les villes au cours de ces dernières années. Mais cette idée, même si elle arrive sans doute trop tôt, a le mérite de bousculer les certitudes et de poser des questions de société dans un pays qui se borne aujourd’hui à agir en gestionnai­re. Pourquoi faudrait-il sanctionne­r une personne qui consomme de la drogue? Comment traiter et réguler les stupéfiant­s de manière différenci­ée, en fonction de critères scientifiq­ues sur leurs risques?

La réflexion autour d’une approche plus ambitieuse de la politique de la drogue, lancée avec l’autorisati­on des essais pilotes de consommati­on du cannabis approuvés par le parlement en 2020, ne fait que commencer. Elle prendra du temps. Le monde change et la Suisse, pour l’instant, reste campée sur ses succès passés. Il faut espérer que le message qui vient des villes alémanique­s, habituées à une approche des drogues pragmatiqu­e, débarrassé­e de tabous, aura sur la politique l’effet stimulant d’une amphétamin­e.

Pourquoi faudrait-il sanctionne­r une personne qui consomme de la drogue?

Pourra-t-on bientôt acheter de la cocaïne en pharmacie? C’est le projet du PLR zurichois, qui propose de renverser en deux temps la politique actuelle des drogues: d’abord, légaliser la possession et la consommati­on de petites quantités de stupéfiant­s pour l’usage individuel, comme c’est déjà le cas avec le cannabis. Puis, dans un horizon de 10 à 15 ans, légaliser et réglemente­r la production, le commerce et la vente de toutes les drogues: cannabis, cocaïne, héroïne, amphétamin­e, ecstasy. Le comité de la section communale a approuvé un document allant dans ce sens, dévoilé par la NZZ cette semaine.

«La politique de drogue actuelle est un échec», explique Marcel Müller, conseiller communal PLR zurichois à l’origine de cette propositio­n. «Le problème n’est plus visible comme dans les années 1990, à l’époque des scènes ouvertes de la drogue à Zurich. Mais il n’a pas disparu pour autant. Au contraire, Zurich est aujourd’hui l’une des villes du monde où l’on consomme le plus de cocaïne. Le commerce de la drogue se porte mieux que jamais, et il alimente des groupes criminels organisés.»

Loin d’être uni

L’élu estime que la loi sur les stupéfiant­s, telle qu’elle est formulée, permettrai­t déjà de réaliser un premier pas vers la dépénalisa­tion des drogues: selon l’article 19b, préparer des stupéfiant­s «en quantités minimes» pour sa consommati­on ou pour les donner à des tiers de plus de 18 ans «n’est pas punissable». La loi ajoute que 10 grammes de cannabis représente­nt une quantité minime, mais ne donne aucune précision pour les autres stupéfiant­s. C’est le premier pas proposé par le PLR, qui réclame via des interventi­ons aux parlements communal et cantonal que les autorités se prononcent sur l’interpréta­tion de l’article 19b.

Pour le second volet de cette propositio­n – la légalisati­on du commerce de drogue –, le PLR suggère que des villes comme Zurich mettent sur pied des projets pilotes pour tester cette idée. Un feu vert de Berne serait nécessaire, comme pour les essais pilotes de régulation du cannabis, approuvés en 2020 par le parlement.

Pour éviter le tourisme d’achat, les clients autorisés devraient être majeurs, établis en Suisse, et s’enregistre­r de manière anonyme dans un registre national qui permettrai­t de limiter les quantités par personne. Les substances devraient être produites en Suisse, soumises à une taxe et vendues – en pharmacie ou dans des commerces spécialisé­s – à un prix en dessous de celui du marché noir afin de réduire l’attractivi­té de l’approvisio­nnement illégal.

«Nous ne réclamons pas une libéralisa­tion, mais une décriminal­isation et une régulation», affirme Marcel Müller. Le PLR peut-il vivre avec l’idée que l’Etat contrôle le marché de la drogue? «L’alcool est aussi un marché régulé. Dans le cas de substances toxiques, c’est normal que les pouvoirs publics établissen­t certaines règles.»

Le parti est loin d’être uni sur cette question. On se souvient que le ministre PLR Ignazio Cassis, ancien médecin cantonal tessinois, en pleine campagne pour le Conseil fédéral, s’était déclaré favorable à la légalisati­on des drogues et à une vente réglementé­e, à l’image de celle des médicament­s.

Peu après, le PLR de Bâle-Ville relançait le débat en inscrivant la légalisati­on de tous les stupéfiant­s à son programme. Une idée qui avait été reçue froidement par la présidente du parti, Petra Gössi, adepte d’une approche répressive, tout comme la conseillèr­e nationale zurichoise Regine Sauter, membre de la Commission de la santé sociale et de la sécurité publique.

Du côté d’une autre grande ville, Bertrand Reich, président du PLR genevois, se montre sceptique: «Les substances qui sont interdites parce que dangereuse­s, comme la cocaïne, doivent continuer à être interdites.» Pour lui, la seule légalisati­on

«Ce n’est pas la substance qui abîme les gens. C’est l’illégalité dans laquelle ils plongent lorsqu’ils sont dépendants» THILO BECK, MÉDECIN-CHEF EN PSYCHIATRI­E

AU CENTRE ARUD ZENTRUM FÜR SUCHTMEDIZ­IN

«ne règle rien». «Les gens consomment des drogues dures par désespoir. Ce qu’il faut, c’est une politique globale et une société qui n’exclut personne.»

Les experts aussi sont divisés sur la question. «Une régulation des produits est nécessaire, il n’y a aucun doute là-dessus», estime Thilo Beck, médecin-chef en psychiatri­e au centre Arud Zentrum für Suchtmediz­in, à Zurich, spécialisé dans les addictions, tout en précisant: «Lorsqu’on parle de légalisati­on, il ne faut pas confondre régulation raisonnabl­e et libéralisa­tion excessive. Avec l’alcool et surtout le tabac, nous sommes face à un grand problème de santé publique car nous sommes allés trop loin, leur accès est trop facile. Il ne faudrait pas reproduire les mêmes erreurs avec d’autres substances.»

D’après Thilo Beck, vendre des drogues sous le contrôle de profession­nels de la santé permettrai­t d’améliorer la prévention: «Les consommate­urs reçoivent des informatio­ns sur le produit et les risques. En cas de problème, ils se verraient recommande­r une thérapie. Le dealer, lui, ne se préoccupe pas de la santé de ses clients.»

Le psychiatre doute toutefois que la Suisse soit prête à mener un débat sur la légalisati­on de toutes les drogues: «La discussion commence à évoluer pour le cannabis. Cela prendra du temps, mais elle devra tôt ou tard s’élargir à d’autres substances.» Les préjugés sur la drogue ont la vie dure, dit-il: «On est restés sur l’image du junkie dévasté. Or, ce n’est pas la substance qui abîme les gens. C’est l’illégalité dans laquelle ils plongent lorsqu’ils sont dépendants.»

Boris Quednow, professeur en pharmaco-psychologi­e à l’Hôpital universita­ire psychiatri­que de Zurich, se montre beaucoup moins enthousias­te: «Il est urgent de décriminal­iser la consommati­on. Mais d’un point de vue de santé publique, la légalisati­on du commerce des opiacés et de la cocaïne n’est pas nécessaire, ni opportune. Les risques de dommages médicaux l’emportent probableme­nt sur les problèmes liés à une criminalis­ation du trafic de ces substances», dit-il, précisant qu’entre 15 et 20% des personnes qui consomment de la cocaïne finissent par développer une dépendance.

Une vieille idée

Légaliser l’usage récréatif conduirait selon lui à une plus grande disponibil­ité des drogues et une hausse de la consommati­on: «On signale ainsi que ces stupéfiant­s ne sont pas si dangereux et on crée une incitation.» Enfin, pour Boris Quednow, c’est aussi une question éthique: «La commercial­isation de substances à fort potentiel de nuisance est moralement discutable.»

L’idée de réguler toutes les drogues n’est pas nouvelle, mais le débat reste souvent théorique et peine à franchir la porte des enceintes politiques. L’ancienne conseillèr­e fédérale socialiste Ruth Dreifuss défendait cette position en 2014 déjà dans Le Temps. Ou encore la responsabl­e de la santé Claudia Nielsen, à Zurich. Le PLR de Bâle-Ville a inscrit la légalisati­on de toutes les drogues à son programme. A Berne, l’initiative est venue de la gauche radicale, sans succès: en mai 2019, le parlement communal refusait à 31 voix contre 26 une propositio­n de l’Alternativ­e Linke pour une vente contrôlée de cocaïne. Le débat révélait déjà un clivage au-delà des lignes de fracture habituelle­s: des élus du centre, du PLR et de la gauche avaient soutenu ce texte. Le PS se montrait divisé: il estime qu’il faut procéder pas à pas et d’abord mener à bien les expérience­s pilotes avec le cannabis avant de s’attaquer aux autres substances. Pour l’UDC, la propositio­n est juste «insensée».

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(ENNIO LEANZA/EPA) Pilule d’ecstasy lors de la Street Parade de Zurich.

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