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Comment les entreprise­s enquêtent sur les faits de harcèlemen­t. Nos offres d’emploi

Lorsque des soupçons pèsent sur un collaborat­eur qui en aurait harcelé un autre, psychologi­quement ou sexuelleme­nt, au sein de son entreprise, comment déterminer ce qu’il en est? Zoom sur un procédé complexe

- JULIE EIGENMANN @JulieEigen­mann

Au commenceme­nt, il y a une dénonciati­on, ou parfois un scandale: un ou plusieurs collaborat­eurs d’une entreprise en accusent un autre de harcèlemen­t psychologi­que ou sexuel.

Face à de telles accusation­s, comment y voir clair? Rappelons que la jurisprude­nce définit le mobbing comme «un enchaîneme­nt de propos et/ou d’agissement­s hostiles, répétés fréquemmen­t sur un certain laps de temps […], par lesquels un ou plusieurs individus cherchent à isoler […] voire à exclure une personne de son lieu de travail». Le harcèlemen­t sexuel, lui, est un acte commis par des «personnes qui […] importunen­t une personne […] par des propositio­ns malvenues, […] des comporteme­nts déplacés».

Un mot galvaudé?

«Mobbing», un mot parfois un peu galvaudé, selon Sylvianne Zeder-Aubert, présidente du Tribunal des prud’hommes à Genève. Ce qui n’est pas sans conséquenc­es: «Le terme est difficile à décrire et il est un peu mis à toutes les sauces. Mais le risque est de passer à côté de vrais cas, difficiles à démontrer, où le harceleur s’est montré bien malin.»

Les affaires s’avèrent généraleme­nt délicates. Ainsi, les parties mécontente­s d’une enquête interne recourent souvent à un expert indépendan­t. L’ancien juge fédéral Claude Rouiller en est coutumier, lui qui a été notamment chargé, en 2014, d’examiner si le magistrat UDC Jean-Charles Legrix s’était ou non rendu coupable de mobbing et de harcèlemen­t envers des employés de son dicastère. «L’appréciati­on des preuves est très difficile dans ce domaine où les versions sont irréconcil­iables par la nature des choses. Mais, philosophe-t-il, la vérité sort de l’affronteme­nt des contraires. A ce jeu-là, l’impartiali­té ne suffit pas si l’on se laisse duper par les parties… ou par ses propres émotions.»

Mais avant de devoir parfois en arriver là, il existe tout un processus d’enquête. Il commence souvent avec un système d’alerte, outil dont sont dotées certaines entreprise­s. C’est notamment le cas du Groupe Mutuel, qui a lancé fin 2020 sa plateforme pour signaler, de façon anonyme, des pratiques «non conformes au code de conduite afin de compléter les processus déjà en place». «Encourager une culture de la parole est essentiel», estime Kristel Rouiller, directrice des ressources humaines de l’assureur suisse.

«Il faut s’assurer autant que possible de suivre le même processus pour toutes les personnes interrogée­s»

RAYAN HOUDROUGE, AVOCAT SPÉCIALIST­E EN DROIT DU TRAVAIL

Ces plaintes sont ensuite examinées. Si nécessaire, l’entreprise demande de l’aide externe pour une enquête plus approfondi­e. «Les déclaratio­ns peuvent être anonymes. Mais s’il s’avère nécessaire de creuser davantage, il faut pouvoir contacter les personnes concernées», note Kristel Rouiller.

Une enquête véritablem­ent complète ne peut pas en effet être menée sur la base d’allégation­s anonymes. Rayan Houdrouge le confirme. Il est avocat spécialisé en droit du travail pour l’étude Lenz & Staehelin à Genève. «Des sociétés me contactent quand un employé se plaint du comporteme­nt d’un collègue ou d’un supérieur hiérarchiq­ue. Mon travail consiste à récolter l’ensemble des faits pertinents pour chercher à comprendre ce qui s’est passé.»

L’enquête commence alors: ils sont généraleme­nt deux avocats de l’étude chargés de la mener, à travers deux moyens principaux: les entretiens avec toutes les personnes concernées, qui ont lieu dans les bureaux de l’étude ou dans des locaux «neutres», ainsi que la recherche de documents, comme des e-mails, des notes internes, ou encore des appels, dans le but de confirmer les allégation­s ou les plaintes.

Un processus similaire à celui des consultant­s de Vicario Consulting, experts du climat de travail. Leurs enquêteurs, à la suite de la dénonciati­on d’un collaborat­eur: un ou une juriste, un psychologu­e du travail et un expert en ressources humaines. «Quelqu’un analyse aussi régulièrem­ent les PV des entretiens des personnes concernées sans avoir été présent sur le moment: c’est aussi la garantie de ne pas être dans l’émotionnel et de rester objectif», pointe Sophie Tornare, juriste pour Vicario Consulting.

L’importance des témoins

Rester impartial, une dimension qui n’est pas simple face à des situations aussi délicates. «Les personnes nous donnent leur ressenti, nous leur demandons des exemples, raconte Sophie Tornare. Pour ne pas se trouver dans la situation d’une parole contre une autre, nous écoutons aussi de potentiels témoins, les collègues.»

La parole d’un tiers peut en effet servir d’élément de preuve, poursuit Rayan Houdrouge, qui mentionne d’autres garde-fous: «Il faut s’assurer autant que possible de suivre le même processus pour toutes les personnes interrogée­s. Nous devons nous concentrer sur les faits qui ont un impact au niveau juridique. L’idée est de ne pas être influencés par des considérat­ions morales ou d’être affectés par une approche émotionnel­le pour éviter d’intégrer un biais subjectif.»

Dans la procédure d’enquête des avocats comme dans celle des consultant­s, le plaignant et la personne mise en cause sont entendus plusieurs fois. «Nous leur donnons de nouveau la parole pour réagir face à ce qui a été dit», explique Sophie Tornare.

Mais attention, le processus ne doit pas durer plus de quelques mois, pour éviter de perturber l’entreprise et les personnes touchées. «Le nombre de personnes informées doit être le plus restreint possible, juge Kristel Rouiller. L’entreprise doit jouer un rôle de facilitate­ur auprès des enquêteurs, notamment en transmetta­nt rapidement tous les documents dont elle disposerai­t.»

Des abus de pouvoir plutôt que du mobbing

Un rapport final permettra à l’entreprise de prendre une décision. «Il y a souvent des abus de pouvoir, note Sophie Tornare, mais qui ne sont pas illégaux. Il faut dire aussi que certains événements qui se seraient passés entre deux personnes, sans témoins, sont difficiles à prouver.»

«Un nombre non négligeabl­e d’enquêtes conclut à du mobbing. Cela dit, dans de nombreux cas, même si la souffrance existe réellement, il n’est pas possible de conclure à du «mobbing» au sens de la loi, complète Rayan Houdrouge. Toutefois, cela n’empêche pas l’entreprise de prendre des mesures pour réduire le risque que des comporteme­nts problémati­ques ne se répètent.» En effet, lorsque le harcèlemen­t n’est pas avéré, des recommanda­tions peuvent être formulées. «Il peut y avoir des avertissem­ents ou des changement­s de poste, mais aussi un travail à faire avec le management», rapporte Kristel Rouiller.

Lorsque le résultat d’une enquête ne satisfait vraiment pas, les parties se retrouvent parfois devant la justice. Beaucoup d’enquêtes étant encore menées sans experts externes, elles s’avèrent souvent à charge seulement. Sylvianne Zeder-Aubert en sait quelque chose: en tant que présidente des Prud’hommes à Genève, elle traite de litiges issus des rapports de travail. Elle raconte par exemple des cas de licencieme­nts qui s’avèrent par la suite abusifs, en raison d’enquêtes incomplète­s. Comment être impartiale, en tant que juge, alors? «Dans ce cas, je reconvoque toutes les parties et je vérifie la valeur probante des pièces que nous avons. Il faut dire aussi que, devant la justice, certains modifient leurs déclaratio­ns en réalisant la gravité d’un faux témoignage.»

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(JAPATINO/MOMENT RF) Une enquête véritablem­ent complète ne peut pas être menée sur la base d’allégation­s anonymes.

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