Le Temps

Des militants bousculent la presse

- SYLVIA REVELLO @sylviareve­llo

Manifestat­ions, lettres ouvertes ou encore voitures taguées: plusieurs titres romands – entre autres «Le Temps» et «La Liberté» – ont récemment été pris à partie à la suite de la publicatio­n de contenus jugés inadéquats

Ces dernières semaines, plusieurs titres romands ont été la cible d’attaques plus ou moins virulentes à la suite de la publicatio­n de contenus jugés problémati­ques. Après la vidéo de l’humoriste Claude-Inga Barbey, accusée de véhiculer une idéologie transphobe dans Le Temps, c’est un courrier de lecteur publié dans La Liberté qui a suscité une levée de boucliers. Cette lettre aux «jeunes filles en fleurs» contribuan­t, aux yeux de certains, à banaliser la culture du viol.

«Une tornade»

Outre l’avalanche de commentair­es sur les réseaux sociaux, des manifestan­ts se sont rendus dans les locaux des rédactions pour faire entendre leur indignatio­n. Dans le cas de La Liberté, deux voitures de fonction ont également été vandalisée­s, taguées avec les mots «violeur» et «collabo du viol». Des actes revendiqué­s par un collectif féministe qui a évoqué d’éventuelle­s «autres méthodes, plus radicales». Le journal a porté plainte pour diffamatio­n, injures et dommages à la propriété. Que traduisent ces réactions? Certains y voient l’émergence de nouvelles sensibilit­és au sein de la société, dont les médias doivent tenir compte. Pour d’autres, il s’agit de dangereuse­s tentatives d’intimidati­on visant l’autocensur­e.

«Une tornade», c’est ainsi que le rédacteur en chef de La Liberté, Serge Gumy, a qualifié la situation dans laquelle son équipe a été plongée en début de semaine. «Avec le recul, je l’admets, nous n’aurions pas dû publier cette lettre», a-t-il reconnu mercredi dans un éditorial, assumant par ailleurs «l’entière responsabi­lité» de cette «erreur d’appréciati­on». Au-delà de la pertinence de ce courrier fortement décrié, les méthodes employées par certains collectifs pour manifester leur désaccord suscitent le désarroi dans la branche. Des inquiétude­s partagées par Dominique Diserens, secrétaire centrale du syndicat Impressum, qui précise que les menaces directes à l’encontre des journalist­es augmentent. «Nous sommes là pour les défendre.»

Pour Pierre Ruetschi, directeur du Club suisse de la presse, l’usage de la violence est une réaction «totalement disproport­ionnée», qui, tout comme le courrier de lecteur en question, n’amène rien au débat. La limite doit rester le dialogue. Des courriers de lecteurs mécontents à la suite d’un article, des coups de téléphone ulcérés, les journalist­es ont appris à vivre avec. «Or depuis quelques années, le climat s’est durci, observe l’ancien rédacteur en chef de la Tribune de Genève. Les réseaux sociaux offrent une force de frappe décuplée aux indignés de tout bord, capables de saper la réputation d’un journal en se basant sur un seul article qui leur déplaît.» A ses yeux, ces pratiques comportent un risque majeur: que la presse soit muselée, avec des médias qui s’alignent sur les groupes de pression divers et, surtout, avec des journalist­es qui pratiquent l’autocensur­e à outrance pour éviter d’être pris pour cibles. «Les journalist­es ne peuvent pas travailler avec la crainte permanente de froisser l’une ou l’autre sensibilit­é, estime-t-il. Un média doit avoir comme seuls référents la loi et le bon sens.»

«Certaines choses ne passent plus»

Au sein des milieux féministes, la plupart des militantes ne cautionnen­t pas les méthodes radicales, sans pour autant les condamner ouvertemen­t. Le collectif fribourgeo­is de la Grève féministe a notamment manifesté pacifiquem­ent devant les locaux de La Liberté. «La violence des réactions répond à la violence du propos, estime néanmoins Valérie Vuille, directrice de l’associatio­n DécadréE qui promeut l’égalité dans la presse. Est-ce la bonne stratégie? La question reste ouverte.» Il n’empêche, publier un tel courrier en 2021, «sans le questionne­r, en sachant que la violence faite aux femmes est l’une des premières causes de mortalité», est à ses yeux «intolérabl­e».

«Sur le fond, il est évident que certaines choses ne passent plus», relève Coline de Senarclens, experte en études genre et chroniqueu­se à la RTS, faisant référence à la culture du viol ou à l’apologie de la pédophilie, sujets fortement débattus ces dernières années. Pour autant, il est selon elle faux d’en déduire qu’on «ne peut plus rien dire». «Tout comme les militants ont le droit de relever les propos sexistes ou transphobe­s, les journaux peuvent maintenir les articles publiés. Chacun garde sa marge de manoeuvre», estime-t-elle. A ses yeux, la liberté d’expression n’est pas en danger, elle dépend avant tout des médias qui ont la responsabi­lité de «clarifier leur ligne éditoriale et de l’assumer».

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