Des militants bousculent la presse
Manifestations, lettres ouvertes ou encore voitures taguées: plusieurs titres romands – entre autres «Le Temps» et «La Liberté» – ont récemment été pris à partie à la suite de la publication de contenus jugés inadéquats
Ces dernières semaines, plusieurs titres romands ont été la cible d’attaques plus ou moins virulentes à la suite de la publication de contenus jugés problématiques. Après la vidéo de l’humoriste Claude-Inga Barbey, accusée de véhiculer une idéologie transphobe dans Le Temps, c’est un courrier de lecteur publié dans La Liberté qui a suscité une levée de boucliers. Cette lettre aux «jeunes filles en fleurs» contribuant, aux yeux de certains, à banaliser la culture du viol.
«Une tornade»
Outre l’avalanche de commentaires sur les réseaux sociaux, des manifestants se sont rendus dans les locaux des rédactions pour faire entendre leur indignation. Dans le cas de La Liberté, deux voitures de fonction ont également été vandalisées, taguées avec les mots «violeur» et «collabo du viol». Des actes revendiqués par un collectif féministe qui a évoqué d’éventuelles «autres méthodes, plus radicales». Le journal a porté plainte pour diffamation, injures et dommages à la propriété. Que traduisent ces réactions? Certains y voient l’émergence de nouvelles sensibilités au sein de la société, dont les médias doivent tenir compte. Pour d’autres, il s’agit de dangereuses tentatives d’intimidation visant l’autocensure.
«Une tornade», c’est ainsi que le rédacteur en chef de La Liberté, Serge Gumy, a qualifié la situation dans laquelle son équipe a été plongée en début de semaine. «Avec le recul, je l’admets, nous n’aurions pas dû publier cette lettre», a-t-il reconnu mercredi dans un éditorial, assumant par ailleurs «l’entière responsabilité» de cette «erreur d’appréciation». Au-delà de la pertinence de ce courrier fortement décrié, les méthodes employées par certains collectifs pour manifester leur désaccord suscitent le désarroi dans la branche. Des inquiétudes partagées par Dominique Diserens, secrétaire centrale du syndicat Impressum, qui précise que les menaces directes à l’encontre des journalistes augmentent. «Nous sommes là pour les défendre.»
Pour Pierre Ruetschi, directeur du Club suisse de la presse, l’usage de la violence est une réaction «totalement disproportionnée», qui, tout comme le courrier de lecteur en question, n’amène rien au débat. La limite doit rester le dialogue. Des courriers de lecteurs mécontents à la suite d’un article, des coups de téléphone ulcérés, les journalistes ont appris à vivre avec. «Or depuis quelques années, le climat s’est durci, observe l’ancien rédacteur en chef de la Tribune de Genève. Les réseaux sociaux offrent une force de frappe décuplée aux indignés de tout bord, capables de saper la réputation d’un journal en se basant sur un seul article qui leur déplaît.» A ses yeux, ces pratiques comportent un risque majeur: que la presse soit muselée, avec des médias qui s’alignent sur les groupes de pression divers et, surtout, avec des journalistes qui pratiquent l’autocensure à outrance pour éviter d’être pris pour cibles. «Les journalistes ne peuvent pas travailler avec la crainte permanente de froisser l’une ou l’autre sensibilité, estime-t-il. Un média doit avoir comme seuls référents la loi et le bon sens.»
«Certaines choses ne passent plus»
Au sein des milieux féministes, la plupart des militantes ne cautionnent pas les méthodes radicales, sans pour autant les condamner ouvertement. Le collectif fribourgeois de la Grève féministe a notamment manifesté pacifiquement devant les locaux de La Liberté. «La violence des réactions répond à la violence du propos, estime néanmoins Valérie Vuille, directrice de l’association DécadréE qui promeut l’égalité dans la presse. Est-ce la bonne stratégie? La question reste ouverte.» Il n’empêche, publier un tel courrier en 2021, «sans le questionner, en sachant que la violence faite aux femmes est l’une des premières causes de mortalité», est à ses yeux «intolérable».
«Sur le fond, il est évident que certaines choses ne passent plus», relève Coline de Senarclens, experte en études genre et chroniqueuse à la RTS, faisant référence à la culture du viol ou à l’apologie de la pédophilie, sujets fortement débattus ces dernières années. Pour autant, il est selon elle faux d’en déduire qu’on «ne peut plus rien dire». «Tout comme les militants ont le droit de relever les propos sexistes ou transphobes, les journaux peuvent maintenir les articles publiés. Chacun garde sa marge de manoeuvre», estime-t-elle. A ses yeux, la liberté d’expression n’est pas en danger, elle dépend avant tout des médias qui ont la responsabilité de «clarifier leur ligne éditoriale et de l’assumer».
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