Le Temps

Pourquoi Riad Salamé déclenche la fureur au Liban

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Soupçonné de «blanchimen­t» au détriment de la Banque du Liban par le MPC, le gouverneur de la banque centrale libanaise se trouve au centre d’un système qui a enrichi le milieu financier local pendant des années. Et probableme­nt son frère. Sur le dos du pays

Si Riad Salamé subit le feu des critiques au Liban, c’est que les agissement­s reprochés au gouverneur de la banque centrale du pays sont étroitemen­t imbriqués dans l’histoire économique récente – et particuliè­rement difficile – du Liban. D’après la demande d’entraide adressée au Liban par la Suisse en novembre 2020, à laquelle a eu accès Le Temps, Riad Salamé a confié en avril 2002 la vente d’obligation­s libanaises à une société contrôlée par son frère Raja.

Le compte de cette société chez HSBC Private Bank à Genève a été crédité de plus de 326 millions de dollars de commission­s entre 2002 et 2014, selon les procureurs fédéraux. Une partie de ce montant – plus de 7 millions – a atterri sur un compte contrôlé par Riad Salamé chez Julius Baer à Zurich entre 2008 et 2012, d’après la demande d’entraide. Les deux frères Salamé bénéficien­t de la présomptio­n d’innocence.

Comme tout pays, le Liban a besoin d’emprunter de l’argent, en particulie­r des dollars, notamment pour financer ses importatio­ns. Depuis le milieu des années 1990, le Ministère des finances a émis des eurobonds, des obligation­s libellées en dollars – comme leur nom ne l’indique pas. Il est courant que des pays mandatent des intermédia­ires pour trouver des acheteurs à leurs obligation­s, avec des commission­s de l’ordre de 1%. Le Liban ayant émis pour une trentaine de milliards de dollars d’eurobonds, la rémunérati­on de la société de Raja Salamé semble conforme aux normes du secteur – à condition qu’il ait placé tous les titres.

Ce qui l’est moins, c’est que le pilote des émissions de dette, le gouverneur de la banque centrale, a désigné son propre frère pour trouver des prêteurs. «C’est comme si le patron d’une entreprise empruntait de l’argent et s’octroyait une commission pour avoir trouvé une source de financemen­t», résume un bon connaisseu­r du Liban.

Rente de situation pour les banques

Surtout, ces eurobonds sont vitaux pour le pays, dont l’économie est très dépendante du dollar. Compte tenu du risque que représente le Liban en tant qu’emprunteur, le pays est forcé d’offrir un taux d’intérêt élevé sur ces eurobonds, autour de 7% en 2017 par exemple. Pendant des années, cet afflux de dollars a conduit la banque centrale, la Banque du Liban, à subvention­ner des hypothèque­s et des prêts aux entreprise­s, permettant à une large partie de la population de vivre dans un certain confort, rappelait le quotidien libanais francophon­e L’Orient-Le Jour le 6 mars dernier. Ce soutien a longtemps assuré au gouverneur Riad Salamé l’image de l’homme fort, voire providenti­el.

Environ deux tiers des eurobonds libanais sont détenus par des investisse­urs domestique­s, selon Michael Arnold, chercheur à l’Université américaine de Beyrouth et au centre de recherche de TRT World, une chaîne d’informatio­n turque. Les eurobonds, et les besoins de financemen­t du Liban en général, sont devenus une rente pour les banques libanaises au cours des vingt dernières années, dénonçait en 2018 Dan Azzi, l’ancien patron de la banque Standard Chartered au Liban, dans le quotidien An Nahar. Au lieu de prêter aux individus et aux entreprise­s, les établissem­ents libanais ont massivemen­t acquis ces eurobonds, qu’ils revendaien­t avec une marge confortabl­e à leurs clients. Le tout grâce aux intérêts élevés payés par le gouverneme­nt sur sa dette.

Pendant que le secteur financier libanais «se payait sur la bête», la population a subi les affres de la crise économique et ne peut plus accéder librement à ses dépôts dans les banques, tandis que la livre libanaise s’est effondrée face au dollar depuis le soulèvemen­t populaire d’octobre 2019. En mars 2020, le Liban a fait défaut sur sa dette et doit la restructur­er. Elle pourrait atteindre 180% du PIB en 2024 (contre 158% en 2019, déjà l’un des taux les plus élevés du monde), ce qui signifiera­it que le service de la dette engloutira­it alors 60% des revenus du gouverneme­nt. ■

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