Pourquoi Riad Salamé déclenche la fureur au Liban
Soupçonné de «blanchiment» au détriment de la Banque du Liban par le MPC, le gouverneur de la banque centrale libanaise se trouve au centre d’un système qui a enrichi le milieu financier local pendant des années. Et probablement son frère. Sur le dos du pays
Si Riad Salamé subit le feu des critiques au Liban, c’est que les agissements reprochés au gouverneur de la banque centrale du pays sont étroitement imbriqués dans l’histoire économique récente – et particulièrement difficile – du Liban. D’après la demande d’entraide adressée au Liban par la Suisse en novembre 2020, à laquelle a eu accès Le Temps, Riad Salamé a confié en avril 2002 la vente d’obligations libanaises à une société contrôlée par son frère Raja.
Le compte de cette société chez HSBC Private Bank à Genève a été crédité de plus de 326 millions de dollars de commissions entre 2002 et 2014, selon les procureurs fédéraux. Une partie de ce montant – plus de 7 millions – a atterri sur un compte contrôlé par Riad Salamé chez Julius Baer à Zurich entre 2008 et 2012, d’après la demande d’entraide. Les deux frères Salamé bénéficient de la présomption d’innocence.
Comme tout pays, le Liban a besoin d’emprunter de l’argent, en particulier des dollars, notamment pour financer ses importations. Depuis le milieu des années 1990, le Ministère des finances a émis des eurobonds, des obligations libellées en dollars – comme leur nom ne l’indique pas. Il est courant que des pays mandatent des intermédiaires pour trouver des acheteurs à leurs obligations, avec des commissions de l’ordre de 1%. Le Liban ayant émis pour une trentaine de milliards de dollars d’eurobonds, la rémunération de la société de Raja Salamé semble conforme aux normes du secteur – à condition qu’il ait placé tous les titres.
Ce qui l’est moins, c’est que le pilote des émissions de dette, le gouverneur de la banque centrale, a désigné son propre frère pour trouver des prêteurs. «C’est comme si le patron d’une entreprise empruntait de l’argent et s’octroyait une commission pour avoir trouvé une source de financement», résume un bon connaisseur du Liban.
Rente de situation pour les banques
Surtout, ces eurobonds sont vitaux pour le pays, dont l’économie est très dépendante du dollar. Compte tenu du risque que représente le Liban en tant qu’emprunteur, le pays est forcé d’offrir un taux d’intérêt élevé sur ces eurobonds, autour de 7% en 2017 par exemple. Pendant des années, cet afflux de dollars a conduit la banque centrale, la Banque du Liban, à subventionner des hypothèques et des prêts aux entreprises, permettant à une large partie de la population de vivre dans un certain confort, rappelait le quotidien libanais francophone L’Orient-Le Jour le 6 mars dernier. Ce soutien a longtemps assuré au gouverneur Riad Salamé l’image de l’homme fort, voire providentiel.
Environ deux tiers des eurobonds libanais sont détenus par des investisseurs domestiques, selon Michael Arnold, chercheur à l’Université américaine de Beyrouth et au centre de recherche de TRT World, une chaîne d’information turque. Les eurobonds, et les besoins de financement du Liban en général, sont devenus une rente pour les banques libanaises au cours des vingt dernières années, dénonçait en 2018 Dan Azzi, l’ancien patron de la banque Standard Chartered au Liban, dans le quotidien An Nahar. Au lieu de prêter aux individus et aux entreprises, les établissements libanais ont massivement acquis ces eurobonds, qu’ils revendaient avec une marge confortable à leurs clients. Le tout grâce aux intérêts élevés payés par le gouvernement sur sa dette.
Pendant que le secteur financier libanais «se payait sur la bête», la population a subi les affres de la crise économique et ne peut plus accéder librement à ses dépôts dans les banques, tandis que la livre libanaise s’est effondrée face au dollar depuis le soulèvement populaire d’octobre 2019. En mars 2020, le Liban a fait défaut sur sa dette et doit la restructurer. Elle pourrait atteindre 180% du PIB en 2024 (contre 158% en 2019, déjà l’un des taux les plus élevés du monde), ce qui signifierait que le service de la dette engloutirait alors 60% des revenus du gouvernement. ■