Une bulle pour y mourir heureux
La réalisatrice de «The Bubble» Valerie Blankenbyl s’est immergée dans The Villages, une gigantesque communauté de retraités en Floride. A voir jusqu’au 18 avril à Visions du Réel
Vu du ciel, ça ressemble à une mosaïque sinusoïdale, une lèpre pastel dans la verte Floride. Au niveau du sol, c’est un dédale de bungalows roses sertissant de pimpantes pelouses. Bienvenue à The Villages, la plus importante communauté de personnes âgées, 130000 retraités sur une surface de 55 hectares. Situé dans le comté de Sumter, à moins de 100 kilomètres de Disney World, ce mouroir de luxe peint aux couleurs de la nursery est l’accomplissement suprême du rêve américain, un paradis où tout n’est que luxe, calme et consommation.
La population du Florida’s Friendliest Hometown est blanche, riche et républicaine. Les hommes portent des casquettes de baseball, les femmes des perruques jaunes ou bleues. Pleins de peluches, de porcelaines et de portraits de Donald Trump, leurs home sweet homes sont hideux. Les résidents s’adonnent à des activités futiles comme le karaoké, la danse de salon, l’ingestion de tacos et le golf (The Villages comporte 54 terrains…). Au volant de leurs voiturettes, ils forment un cortège de soutien au président: «Honk for Trump!» – «Klaxonnez pour Trump!»…
Ville artificielle
Evoquant le Village du Prisonnier ou la ville artificielle du Truman Show, l’enclave douillette ferait fuir n’importe quelle personne ayant le goût du réel mais, au terme d’une vie passée à trimer dur, les retraités disent leur bonheur de se confire dans un monde douillettement factice. Dieu est de leur côté et le Capital aussi. Le gazon verdoie. Aucun insecte ne vient troubler la quiétude de cette communauté fermée, des camions-citernes vaporisant régulièrement du DDT. Les pièces d’eau contiennent plus de balles de golf perdues que de poissons. Les ambulances qui viennent chercher de nuit un résident pour son dernier voyage ont le bon goût d’arrêter leur sirène…
Valerie Blankenbyl ramène de The Villages un documentaire édifiant, The Bubble. Munie de toutes les autorisations, la cinéaste a toutefois été contrôlée à plusieurs reprises par les vigiles. Le management de The Villages a refusé de la recevoir. Il faut dire qu’elle creuse derrière l’apparence des choses. Elle pose les questions qui dérangent – est-il normal de poser des barrières sur les routes publiques? Elle ravive l’inquiétude occultée de la finitude: oui, dans ce meilleur des mondes, nombre de voisins partent les pieds devant. Elle repère les fissures dans les murs roses, le terrain qui s’affaisse au fur et à mesure que l’on assèche les nappes phréatiques pour arroser les pelouses…
Arbres centenaires
La réalisatrice sort du lotissement, montre les panneaux «No more Villages – Save Country» («Plus de Villages – Sauvez le pays») qui prolifèrent à l’extérieur. Parce que le paradis du 3e âge est en expansion constante. Les pelleteuses défrichent des terrains sauvages que butinent de magnifiques papillons, abattent des arbres centenaires… La «disneyfication» de la retraite engendre un désastre écologique. Les autochtones, plutôt pauvres et Noirs, résistent: «Ils croient qu’il n’y avait rien avant, qu’ils nous rendent service», explique l’un. «Il est plus profitable de planter des Yankees que des pastèques», grince un autre.
Cultivant leur doxa, «Le capitalisme, pas le socialisme», les Villageois chenus vivent dans l’ignorance du monde extérieur. Valerie Blankenbyl parvient à troubler l’ataraxie des plus sensibles. «On sait qu’on vit dans une bulle, mais c’est une belle bulle», se consolent-ils avant de conclure par ce postulat: «C’est la façon dont le capitalisme fonctionne.» Fin de partie confortable pour les uns, no future pour les autres.
■