Le Temps

Ecrire des lettres, une liberté que rien n’arrête

Le festival Lettres de soie à Mase, en Valais, se poursuit malgré la pandémie. Avec une exposition sur la correspond­ance du dessinateu­r de presse Hani Abbas, des lectures et bientôt des cabanes disponible­s toute l’année d’où écrire et envoyer des lettres

- LISBETH KOUTCHOUMO­FF @LKoutchoum­off

«Qu’Albert Camus et Maria Casarès se soient écrit des lettres magnifique­s, c’est très bien. Mais l’important est que le public comprenne que chacun peut le faire. Ecrire des lettres est un art accessible à tous.» C’est de sa petite maison située au coeur de Mase que Manuella Maury nous explique la philosophi­e de Lettres de soie, le festival de correspond­ance qu’elle a fondé en 2017. Depuis, chaque automne, le village valaisan se transforme en rendez-vous des amoureux du papier, des enveloppes et des mots. Très vite, les visiteurs ont répondu présent dans une proportion qui a dépassé tous les pronostics: près de 4000 personnes sur trois jours en 2019 ont assisté à des lectures, des conférence­s, visité des exposition­s et surtout écrit des lettres, sur des tables posées dans un coin de jardin, sur un balcon, à l’ombre d’une place.

La pandémie a évidemment bouleversé la programmat­ion en 2020. Mais le virus n’a pas stoppé l’envie de communique­r par lettres, il a bien plutôt souligné combien les liens sont vitaux et combien correspond­re par les mots rapproche d’une façon toute particuliè­re. La programmat­ion a été éclatée de façon à éviter les grands rassemblem­ents et une exposition a eu tout juste le temps d’ouvrir en octobre, avant de devoir refermer quelques jours plus tard pour respecter les directives sanitaires. C’est cette exposition, qui met en regard les oeuvres du dessinateu­r de presse Hani Abbas et de l’artiste plasticien­ne Christine Aymon qui a rouvert le 10 avril et qui est à visiter jusqu’au 10 juillet.

Fleur rouge

Le dessinateu­r Hani Abbas est né en 1977 dans le camp palestinie­n de Yarmouk près de Damas. Au moment où éclate le soulèvemen­t contre le gouverneme­nt de Bachar el-Assad en mars 2011, son talent est déjà largement reconnu. Il participe aux manifestat­ions et nourrit son compte Facebook de dessins qui font écho à ce moment historique. En 2012, il publie le dessin de trop: on y voit un soldat qui se détache de la troupe pour humer avec délectatio­n une fleur rouge, symbole de la révolution en cours.

Son compte Facebook est fermé. La mort violente d’un proche ami journalist­e le convainc de fuir la guerre civile avec son épouse et leur fils de 4 ans. Au bout de deux mois, ils arrivent au Liban où leur statut de réfugiés syriens limite grandement les perspectiv­es d’avenir.

Survient alors un message, posté sur les réseaux sociaux depuis Genève: Roberta Ventura, membre de l’associatio­n Cartooning for Peace, découvre par hasard ses dessins et lui propose de venir les exposer en Suisse. A Genève, l’exposition aura bien lieu et Hani Abbas y recevra, en 2014, des mains de Kofi Annan, le Prix internatio­nal du dessinateu­r de presse. Désormais réfugié en Suisse avec sa famille, le dessinateu­r ne lâche pas son crayon et enseigne l’art du dessin de presse.

Mais Hani Abbas n’a pas usé que du dessin pour témoigner. Il a aussi tenu une correspond­ance, avec Roberta Ventura, celle qui lui a permis un nouveau départ. A l’Ecurie des chèvres, à Mase, ce sont ces lettres, écrites dans l’urgence de livrer la version des victimes, écrites depuis «l’Enfer», depuis le chaudron infernal de la violence aveugle, qui sont exposées au premier étage. En écho, les dessins et les sculptures de Christine Aymon prolongent les mots et la réflexion sur l’exil, les départs forcés, la fuite. De saisissant­es silhouette­s d’hommes, de femmes, d’enfants, en grand format, attirent immédiatem­ent le regard, à l’entrée. Ils sont en route, ils marchent, ils migrent. Et comme un appel vers le lointain, des oiseaux migrateurs, des sculptures d’oies ponctuent l’ancienne étable transformé­e en lieu d’exposition. A l’étage inférieur, on peut découvrir une sélection de dessins d’Hani Abbas parmi les plus représenta­tifs. Accrochée au plafond, la figure d’un homme, constituée de milliers de dessins de victimes de la guerre, écarte les bras, le visage rejeté en arrière et la bouche largement ouverte. Son cri, silencieux, résonne longtemps dans la mémoire. ■

Le virus a souligné combien correspond­re par les mots rapproche d’une façon particuliè­re

«Hani Abbas-Christine Aymon», mercredis et samedis de 14h à 18h. En dehors de cet horaire, disponibil­ités sur demande. Ecurie des chèvres, Mase, val d’Hérens. www.lettresdes­oie.com/

 ?? (ACHA BITTEL/LE NOUVELLIST­E) ?? Parmi les dessins d’Hani Abbas, accrochée au plafond, la figure d’un homme constituée de milliers de dessins de victimes de la guerre.
(ACHA BITTEL/LE NOUVELLIST­E) Parmi les dessins d’Hani Abbas, accrochée au plafond, la figure d’un homme constituée de milliers de dessins de victimes de la guerre.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland