Le Temps

Cilette Ofaire, redécouver­te d’une voix forte de la littératur­e romande

«Le port était tout bleu et blanc. D’un bleu fait de cent tons de lilas et d’un blanc presque éblouissan­t»

- LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN t @LKoutchoum­off

L’écrivaine neuchâtelo­ise a connu le succès entre les années 1930 et 1960 avant de tomber dans l’oubli. «L’Ismé», le récit de son voyage en mer de La Rochelle à Ibiza, remet en lumière son talent hors pair

La postérité des écrivains, et plus encore des écrivaines, est un domaine plein de surprises et d’injustices. On croit souvent que la reconnaiss­ance, voire la célébrité, perdurent tout naturellem­ent après la mort des auteurs. Alors que, même pour les plus acclamés, il faut déployer des trésors d’énergie, multiplier les associatio­ns d’amis, compter sur l’amour indéfectib­le d’une veuve ou d’un fils, imaginer des événements autour des dates anniversai­res, convaincre les éditeurs de rééditer, pour retenir, un temps soit peu, la grande vague de l’oubli.

Parmi les injustemen­t oubliés de la littératur­e suisse francophon­e, Cilette Ofaire est un cas d’école. Des années 1930 à 1960, cette Neuchâtelo­ise de bonne famille, devenue peintre puis écrivaine, a été portée aux nues par la critique française («la Katherine Mansfield française»), américaine et espagnole, entre autres. Ses pairs écrivains, Roger Martin du Gard en tête, lui ont écrit pour témoigner de leur admiration. Elle a connu le succès public internatio­nal (sur les listes des best-sellers aux Etats-Unis; en France, ses livres ont été réédités à maintes reprises et pendant deux décennies les manuels scolaires contenaien­t des extraits de ses livres).

UN NOM QUI S’ÉVAPORE

Et puis, quelques années à peine après sa disparitio­n, en 1964, son nom s’est évaporé des mémoires. Jusqu’en 1990, plus aucun de ses livres n’était disponible en librairie. En 1987, une exposition à la Bibliothèq­ue publique et universita­ire de Neuchâtel a sorti en partie Cilette Ofaire du purgatoire. En 1990, amis et admirateur­s ont permis quelques rééditions: en France chez Actes Sud et en Suisse aux Editions de l’Aire. Puis en 2007 et 2009, Plaisir de lire a publié un bouquet de titres, romans et recueils de nouvelles.

Aujourd’hui, ce sont les Editions de l’Aire qui remettent à l’eau L’Ismé, le récit romanesque du voyage en mer que Cilette Ofaire a effectué, de La Rochelle à Ibiza, entre 1933 et 1936. Commencé dans la quiétude, le périple sous les bombes de la guerre d’Espagne.

Cette parution est enrichie par une partie du journal de bord dessiné que Cilette Ofaire a tenu tout au long du parcours et par une excellente postface de Charles Linsmayer, historien de la littératur­e zurichois qui a choisi pour spécialité et passion la redécouver­te des écrivains romands… injustemen­t oubliés. Un engagement qui lui a valu un Prix suisse de littératur­e en 2017, catégorie Médiation. Grâce à lui, L’Ismé est paru en allemand et s’est hissé, en ce début 2021, dans les meilleures ventes en Suisse alémanique.

Quand on lui demande comment il explique que Cilette Ofaire soit tombée dans les oubliettes de ce côté-ci de la Sarine, Charles Linsmayer répond d’abord par un soupir: «Cilette Ofaire a quitté Neuchâtel et la Suisse toute jeune. Elle est partie meurtrie par une enfance douloureus­e. Et ses choix de vie, son indépendan­ce ont encore compliqué les relations avec la famille. Elle n’avait aucun relais en Suisse pour maintenir l’intérêt pour son oeuvre. Du côté de la recherche universita­ire, j’ai l’impression que l’étiquette d’auteur populaire l’a desservie», poursuit-il.

PRENDRE LE GOUVERNAIL

Or, ouvrir L’Ismé presque cent ans après les faits relatés, c’est monter à bord immédiatem­ent. La voix de Cilette Ofaire nous parvient nette, toute proche, amie. Et c’est vrai que la finesse des observatio­ns, la légèreté apparente de l’écriture, cette impression qu’elle coule de source, la profondeur d’âme qu’elle sait glisser dans les descriptio­ns quotidienn­es, dans les portraits des personnage­s improbable­s qui montent à son bord, évoquent le talent de Katherine Mansfield. C’est que son récit est sous-tendu par plusieurs quêtes personnell­es: celle d’une femme de 42 ans qui décide de prendre le gouvernail de sa vie; celle de témoigner, par l’écriture, d’un rapport au monde, aux autres, aux objets, aux éléments, très personnel. A cela s’ajoute encore son talent de «cadreuse». On voit défiler les paysages espagnols par son oeil de peintre, et sa palette d’écrivain pour traduire les couleurs, la lumière, est un bonheur en soi. Enfin, et peut-être surtout,

L’Ismé raconte une histoire d’amitié hors du commun, celle qui s’est nouée entre Cilette Ofaire et Ettore Baracco, son matelot, et la femme de celui-ci, Dalgy. Une amitié faite d’estime réciproque, de complicité qui se passe de mots et qui va perdurer une fois à terre quand L’Ismé ploiera sous les bombes.

Nous sommes donc en 1933, à La Rochelle. A ce moment-là, Cilette Ofaire a déjà publié deux livres, deux succès: Le San Luca, récit de ses pérégrinat­ions en péniche sur les canaux d’Europe avec son mari Charles, peintre comme elle. Et Sylvie Velsey, un recueil de nouvelles. Charles ne s’est jamais remis des tranchées de la Première Guerre mondiale. Dépressif, incapable de travails’achèvera ler, c’est lui qui va faire entrer les bateaux et la navigation dans la vie du couple, sur un coup de tête. Après la péniche San Luca, ils achètent ensemble L’Ismé, un yacht élégant qu’ils retapent entièremen­t dans l’intention de naviguer sur la Méditerran­ée. Ils vivent des toiles qu’ils vendent pendant les escales et du soutien d’amis désireux de faire des croisières.

MALADIE DES YEUX

Mais le couple se sépare. Cilette se retrouve seule à bord. Avec Ettore, taiseux, solaire. «L’essentiel c’était la mer et Ettore avait, pour elle, un amour qu’elle lui rendait. Vraiment elle le lui rendait. Je l’ai remarqué souvent: quand elle et lui se regardaien­t, l’un et l’autre embellissa­ient.» Aux premières pages de L’Ismé, Cilette Ofaire est clouée au sol par deux événements: elle vient d’apprendre qu’elle ne pourra plus peindre à cause d’une maladie aux yeux et elle n’a pas l’argent nécessaire pour embaucher un capitaine et prendre la mer.

Elle a alors une conversati­on silencieus­e avec son bateau, «allongée près du bastingage, un bras moulé à sa coque». Elle lui dit en substance qu’elle ne pourra plus peindre, «mais nous resterons ensemble, et c’est toi qui m’aideras». Arrive la réponse du bateau: «Je sentis sous mon bras nu la tiédeur de sa peau lisse et, de ce contact, émana la réponse du navire. Je l’écoutai en silence. C’était une réponse sans mots qui s’adressait à autre chose qu’à mon ouïe et à ma raison, car elle venait à moi comme cette atmosphère de foi sensible dans les cathédrale­s quand la foule est en prière.»

Ils vont donc prendre le large, et c’est Cilette qui sera capitaine. Lentement, au gré des vents, on fait avec l’équipage le tour de l’Espagne, goûtant, malgré les tempêtes féroces et les tracasseri­es administra­tives qui s’élèvent à chaque port, à l’ataraxie chère aux philosophe­s. Avant que la guerre ne s’invite et froisse définitive­ment la quiétude. Le talent de Cilette Ofaire ne faiblit pas, bien au contraire, dans le récit des horreurs dont ils seront les témoins. La lecture de L’Ismé, on l’a compris, est une aventure totale. Monter à son bord en 2021 nous donne l’impression que Cilette Ofaire n’en est jamais descendue et qu’elle continue de voguer, doucement, dans les criques d’Ibiza, et qu’elle retient, du bout de sa plume, les flamboieme­nts de l’aube et du crépuscule.

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(JEAN-CHARLES DUPONT) Cilette Ofaire à bord de L’Ismé, dans un port espagnol, années 1930.
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Ofaire
Titre | L’Ismé Editions | L’Aire Pages | 544
Genre | Récit Autrice | Cilette Ofaire Titre | L’Ismé Editions | L’Aire Pages | 544

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