Le Temps

Avec Etienne Klein, un entretien sur les lignes de crête de l’intelligen­ce

A la véhémence de ceux qui ont un avis sur tout, en particulie­r sur la pandémie et sa gestion, le philosophe des sciences oppose l'importance du contexte et de la pédagogie

- PROPOS RECUEILLIS PAR CÉLIA HÉRON @celiaheron

Décrire et analyser le manque d’humilité de l’époque sans passer soi-même pour présomptue­ux n’est pas chose aisée. En ce domaine, Etienne Klein, physicien et philosophe des sciences, directeur de recherche au Commissari­at à l’énergie atomique et vulgarisat­eur scientifiq­ue de renom, excelle. Les pieds sur terre et la tête dans les sommets de Chamonix («Autant vous dire qu’en montagne, les gens font une autre tête qu’en ville en ce moment!»), le Français épris d’alpinisme et de nuance vient de publier Idées de génies chez Flammarion. Y sont abordés ses thèmes de prédilecti­on: le temps, la vérité, la notion de causalité et l’importance du contexte en toute chose. Il offre au Temps son regard sur les douze derniers mois, et sur ce que notre désir de «clash» dit de notre société.

Quel est le rôle d’un philosophe des sciences dans la période que nous traversons actuelleme­nt? Si vous m’aviez posé la question avant la pandémie, je vous aurais dit que le philosophe des sciences tente de définir ce que sont les sciences, d’identifier ce qui les démarque des autres démarches de connaissan­ce, de repérer les implicatio­ns philosophi­ques des découverte­s scientifiq­ues, etc. En ce qui me concerne, je me plais à poser des questions naïves. Constatant que les philosophe­s parlent du temps, que les physiciens en parlent aussi, je me demande: parlent-ils de la même chose? Si la réponse est non, pourquoi utilise-t-on le même mot? Si la réponse est oui, disentils les mêmes choses à propos du temps? Mais la pandémie a quelque peu changé la donne à mes yeux… Pourquoi? J’ai été perturbé par la mise en scène de la science et de la recherche scientifiq­ue dans certains médias. Une opportunit­é quasi historique nous était, là, donnée d’expliquer au grand public, en temps réel, jour après jour, la méthodolog­ie scientifiq­ue: ses tâtonnemen­ts, ses avancées, ses multiples biais, ses succès, mais aussi en quoi consistent un effet placebo, un bon usage des statistiqu­es, la différence entre une corrélatio­n et une relation de cause à effet… Au lieu de la saisir, certains ont préféré mettre en scène une interminab­le foire d’empoigne entre ego ayant souvent atteint une certaine surdimensi­on. Je crains qu’une partie du public se soit ainsi laissé abuser, et considère désormais que la science est une simple affaire d’opinions qui s’affrontent sans jamais converger.

Je le crains d’autant plus qu’aujourd’hui, la tendance à avoir un avis non éclairé sur tout, et à le répandre largement, semble gagner en puissance grâce aux réseaux sociaux. Dans son sillage, elle distille l’idée que la science ne relève que d’une croyance parmi d’autres. Elle serait en somme une sorte d’Eglise émettant des publicatio­ns comme les papes des bulles, que les noncroyant­s ont tout loisir non seulement de contester, mais aussi de mitrailler de commentair­es à l’emporte-pièce. Ce spectacle m’a poussé à intervenir publiqueme­nt. J’ai écrit un petit essai: Le Goût du vrai. Il ne contient que des banalités, mais par les temps qui courent, les idées plates prennent un certain relief…

Cette mise en scène du discours scientifiq­ue a-t-elle, selon vous, évolué sur les douze derniers mois? Oui, et c’est ce qui me rend optimiste. L’arrogance des uns et des autres a progressiv­ement baissé d’un ton. C’est la manifestat­ion de l’effet dit «Dunning-Kruger», qui s’articule en un double paradoxe: d’une part, pour mesurer son incompéten­ce, il faut être… compétent, d’autre part, l’ignorance rend plus sûr de soi que la connaissan­ce. Durant la pandémie, nous avons vu se déployer en temps réel la dynamique typique de cet effet: à mesure que nous nous sommes informés, nous avons fini par comprendre que l’affaire était plus complexe que nous ne l’avions soupçonné. Aujourd’hui, (presque) tout le monde a saisi que cette pandémie est une affaire diablement compliquée. Du coup, l’arrogance se porte un peu moins bien qu’il y a quelques mois, sauf dans les réseaux spécialeme­nt dessinés pour lui prêter main-forte.

La science semble à la fois connaître un âge d’or et une défiance historique­s. Comment l’expliquez-vous? Nombreux sont ceux, en effet, qui doutent de la parole des scientifiq­ues, d’autant que ces derniers se sont souvent contredits. Mais il me semble que nous commençons à pressentir qu’à la fin, c’est la recherche qui aura le dernier mot. Du moins est-il permis de l’espérer. En effet, c’est seulement grâce à elle qu’on finit par savoir ce qu’il en est de telle ou telle question qui avait provoqué, par excès d’impatience, des controvers­es aussi intenses que stériles. Songeons aux vaccins, qui pourraient bien nous tirer d’affaire, bien plus en tout cas que tel ou tel médicament promu un temps de façon inconsidér­ée. On n’a guère entendu dans les médias les chercheurs qui, au prix d’un dur labeur, les ont conçus et mis au point. Signe, sans doute, que compétence et expertise s’accommoden­t aisément de la discrétion…

Dans quelle mesure cette confusion sème-t-elle le trouble au sujet de la notion même de vérité? Le trouble est énorme! Car on a confondu les sciences et la recherche scientifiq­ue, qui sont à la fois proches et très différente­s. Les sciences représente­nt des corpus de connaissan­ces, qu’il n’y a pas lieu – jusqu’à nouvel ordre! – de remettre en cause: la Terre est ronde plutôt que plate, l’atome existe bel et bien, l’univers observable est en expansion, les espèces animales évoluent, etc. Mais ces connaissan­ces, par leur incomplétu­de même, posent des questions dont nous ne connaisson­s pas encore les bonnes réponses: d’où vient que l’antimatièr­e qui était présente dans l’univers primordial a disparu au sein de l’univers actuel? Existe-t-il une vie extraterre­stre? Quelle sera la températur­e moyenne en 2100? Répondre à de telles questions dont les réponses ne sont pas connues des scientifiq­ues, c’est le but de la recherche. Par nature, celle-ci a donc à voir avec le doute, tandis que les sciences sont constituée­s d’acquis difficiles à remettre en cause sans arguments extrêmemen­t solides.

Mais lorsque cette distinctio­n n’est pas faite – comme ce fut trop souvent le cas ces derniers mois –, l’image des sciences, abusivemen­t confondues avec la recherche, se brouille et se dégrade: on en vient à dire que «la science, c’est le doute». Ah bon? On pourrait douter de la rotondité de la Terre? De l’existence de l’atome? Dans un tel climat, chacun se sent autorisé à utiliser son bon sens et son «ressenti» pour dire ce qu’il convient de penser de tel ou tel enjeu scientifiq­ue… Cela engendre une assez jolie cacopho

nie. Mais la nuance demande un temps que plus personne n’a.

Quelle est, là-dedans, la responsabi­lité des médias?

Il serait trop facile d’en faire des boucs émissaires, d’autant qu’ils n’ont pas tous pratiqué la même politique. Je ne rappellera­i qu’une chose: un chercheur est quelqu’un qui sait dire ce qui est su, et ce qui n’est pas su. Mais en période de pandémie, notre hâte de savoir crée une demande de conclusion­s, de certitudes, que les chercheurs ne peuvent pas satisfaire – puisque, précisémen­t, ils les cherchent…

Est-ce qu’après un an de crise sur plusieurs plans, chacun sort simplement conforté dans ses conviction­s politiques et idéologiqu­es?

Pendant les tout premiers mois de la pandémie, les postures du «monde d’avant» avaient tendance à se radicalise­r. Chaque courant de pensée la commentait en expliquant que cet avènement d’une sorte de «pire» lui donnait clairement raison, puis l’utilisait comme prétexte pour prétendre que le monde devait changer, mais sans faire apparaître d’idées véritablem­ent neuves. Du coup, les écologiste­s se disaient encore plus écologiste­s, les nationalis­tes encore plus nationalis­tes, les socialiste­s encore plus socialiste­s, les libéraux encore plus libéraux, les collapsolo­gues encore plus catastroph­istes, etc. Tous affirmaien­t en somme que cette crise, qu’aucun pourtant n’avait prévue, venait conforter leurs conviction­s antérieure­s, et même démontrer empiriquem­ent leur justesse. Mais ne soyons pas bégueules. Il se pourrait bien que le petit coronaviru­s, parce qu’il est parvenu à lui tout seul à faire bifurquer le destin planétaire, nous donne pour de bon l’occasion d’échapper à ces apparentes fatalités. Lui a sans doute les moyens de changer le monde de façon vraiment irréversib­le, d’autant que nul d’entre nous ne se sentait vraiment à l’aise avec le «monde d’avant». Ce constat n’implique toutefois pas que nous serons à l’aise dans le «monde d’après», mais il invite au moins à tenter d’aller voir ce qui s’y dessine.

Vous avez beaucoup travaillé sur le temps, qui semble à la fois distendu et contracté depuis un an. En quoi la notion du temps a-t-elle été bouleversé­e par la pandémie, et pourquoi? Durant le confinemen­t imposé par la pandémie, l’interrupti­on brutale de la plupart de nos routines a modifié notre perception du monde et de son rythme d’évolution. En temps ordinaire, nous nous sentons constammen­t décalés par rapport à je ne sais quelle dynamique vraie qu’aurait en propre la réalité: nous avons toujours l’impression de manquer quelque chose de la course que le monde fait avec luimême, de stagner dans un retard à la fois culpabilis­ateur et impossible à combler. Mais pendant la pause à grande échelle que nous avons vécue, nous sommes en quelque sorte devenus «synchrones» avec le monde. Pour une fois, il ne nous devançait pas. L’histoire s’était apparemmen­t mise en hibernatio­n.

Le confinemen­t nous a ainsi offert la possibilit­é de rebattre les cartes en matière de dynamique existentie­lle. Il serait intéressan­t d’observer si, en cette période de réclusion quasi générale, ceux qui avaient auparavant les vies les plus trépidante­s se sont plus ennuyés que ceux dont les existences étaient plus tranquille­s. Ou si, au contraire, ils ont apprécié l’occasion qui leur a été donnée là de creuser à l’intérieur d’eux-mêmes, de découvrir leur rythme propre, de pratiquer une sorte d’«alpinisme de l’âme». Cela permettrai­t de savoir ce qui détermine les cadences de nos vies en temps normal: est-ce seulement une affaire de tempéramen­t individuel? Ou plutôt de circonstan­ces et d’obligation­s qui nous pousseraie­nt à épouser malgré nous de faux rythmes?

La pandémie a encore accentué la donne: nous croulons aujourd’hui sous les informatio­ns contradict­oires. Comment «faire société»

dans un tel contexte? La réponse est rendue difficile par la numérisati­on: dès lors qu’il est connecté, l’individu peut désormais façonner son propre accès au monde depuis son smartphone et, en retour, être façonné par les contenus qu’il reçoit en permanence par les réseaux sociaux. Il bâtit une sorte de monde sur mesure, de «chez-soi idéologiqu­e», en choisissan­t les communauté­s qui lui correspond­ent le mieux. Certaines des communauté­s susceptibl­es de lui convenir peuvent même lui être proposées, voire imposées, par des algorithme­s d’intelligen­ce artificiel­le, ce qui peut l’influencer jusque dans ses croyances les plus profondes par le biais des interactio­ns numériques. Se mettent ainsi en place ce que Tocquevill­e appelait des «petites sociétés», ayant des conviction­s et des pensées très homogènes, chacune choisissan­t sa cause: ces sortes de clans ne sont nullement des lieux de réflexions ou de débats contradict­oires comme les salons du XVIIIe siècle, mais les chambres d’écho des pensées collective­s de groupes particulie­rs.

Dès lors, il ne semble plus nécessaire que les citoyens s’accordent par un «contrat social», au sens de Jean-Jacques Rousseau, ni même sur les fondements de la coexistenc­e commune. Ni qu’ils s’approprien­t les valeurs et les idéaux qu’incarnent les institutio­ns républicai­nes, dès lors que d’autres valeurs peuvent régir leur communauté numérique. Se met ainsi en place une individual­isation du contrat social, c’est-àdire une sorte de primauté du soi connecté ou de la communauté virtuelle sur l’ordre politique, si bien que le subjectif et le spontané en viennent à l’emporter sur le social.

Quel lien faites-vous entre la montagne et la philosophi­e? Pas de lien direct, mais je me souviens d’un article de philosophi­e faisant état d’une corrélatio­n entre le genre de paysage que l’on aime et le type de philosophi­e vers lequel on se sent porté. L’auteur constatait que les amateurs d’alpages, qui apprécient les formes douces et arrondies, étaient plutôt nietzschée­ns. A l’opposé, ceux qui aiment les arêtes effilées, se plaisent dans les espaces minéraux de la haute montagne, sans aucune végétation, seraient plutôt kantiens: eux s’inscrivent dans une exigence de pureté conceptuel­le analogue à celle qu’Emmanuel Kant développe dans Critique de la raison

pure. Reste que, l’âge venant, les kantiens peuvent verser peu à peu dans la pente d’un certain nietzschéi­sme. Souvenez-vous des dernières lignes des Conquérant­s de l’inutile de Lionel Terray: «Si vraiment aucune pierre, aucun sérac, aucune crevasse ne m’attend quelque part dans le monde pour arrêter ma course, un jour viendra, où, vieux et las, je saurai trouver la paix parmi les animaux et les fleurs»…

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Au cimetière du Père-Lachaise. (ARCHIVES PERSONNELL­ES)
En discussion à la radio avec le physicien italien Carlo Rovelli, directeur de recherche au CNRS. (J-F DARS) Au cimetière du Père-Lachaise. (ARCHIVES PERSONNELL­ES)
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En compagnie du physicien allemand Max Planck, Prix Nobel de physique, mort en 1947. (LAURENCE GODART)
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Lors de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, «un de mes préférés». (ARCHIVES PERSONNELL­ES)
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