Prangins, miroir brisé des Bonaparte
Le 5 mai 1821, Napoléon meurt en exil à Sainte-Hélène. Deux cents ans après, les commémorations du bicentenaire sont occultées par la pandémie. Mais à Prangins (VD), le souvenir de la famille impériale perdure. L’un des derniers héritiers de la dynastie, Charles Bonaparte, s’est confié au «Temps»
C’est l’histoire d’un exil et d’une énième bataille sur ce champ de gloire, de larmes et de ruines que fut le Premier Empire. Une bataille pour un titre, révéré à l’heure du bicentenaire de la disparition de Napoléon Ier à Sainte-Hélène, îlot anglais perdu dans l’Atlantique, le 5 mai 1821. «Prince Napoléon»: deux mots pour désigner l’ultime héritier d’une famille impériale bannie du territoire français entre 1886 et 1950. Un titre étonnamment accolé à la Suisse, car jalousement préservé par celle qui, depuis sa villa de Prangins (VD), sur les bords du lac Léman entre Nyon et Gland, perpétue encore aujourd’hui la mémoire dynastique: la princesse Alix de Foresta, 95 ans, grand-mère de Jean-Christophe, l’actuel «prince Napoléon». Prangins, ou l’ultime sanctuaire d’une famille Bonaparte irrémédiablement associée à l’histoire moderne de la Confédération.
Les fils de l’histoire
Charles Bonaparte a entrepris, dans un livre tout juste paru, de relier les fils de cette histoire. «Je descends du frère cadet de Napoléon, Jérôme, mais comme nous sommes la dernière branche vivante de la famille, les gens disent par facilité que nous descendons de Napoléon […]. Sans rejeter l’histoire et son héritage moral, j’ai exercé mon droit d’inventaire», assène d’emblée cet ancien consultant international, ex-maire adjoint d’Ajaccio, dans La Liberté Bonaparte (Grasset). Le voici, justement, en train de nous guider dans les ruelles de Sauve, jolie localité cévenole du département du Gard où il réside près de sa soeur Catherine. Naître et grandir au sein du clan Bonaparte est un roman. Son ancêtre Jérôme, né en novembre 1784, était une pâle copie du conquérant invincible que fut son aîné, jusqu’à la défaite de Waterloo. Engagé dans la Marine au lendemain du coup d’Etat du 18 Brumaire, il combat d’abord sur les mers Caraïbes, puis transite par l’Amérique à peine indépendante, négocie la libération d’esclaves avec le bey d’Alger et se voit proclamé, en août 1807, roi de Westphalie, l’un de ces royaumes allemands tampons que l’empereur des Français a instaurés dans l’espoir de coaliser l’Europe autour de lui. «La greffe des Bonaparte avec la haute aristocratie européenne prit néanmoins, puisque le fils de Jérôme, le prince Napoléon dit «Plon-Plon», épousa une fille du roi d’Italie», estime Charles, l’héritier lointain, né en 1950.
Demeure cévenole
«Il faut distinguer les différents Prangins lorsqu’on parle des Bonaparte», poursuit l’intéressé, attablé avec nous dans la salle à manger rustique de sa demeure cévenole, ouverte sur les monts viticoles du pic Saint-Loup. La tasse de café voisine avec les pâtisseries. Deux albums de photos de famille et quelques livres d’histoire sont extraits de la bibliothèque. Charles Bonaparte a lui même écrit une biographie de cet «ogre» corse qui se rêvait en nouvel Alexandre le Grand: Napoléon mon aïeul, cet inconnu (XO). Mais rien, chez lui, ne trahit sa lignée. Pas de vestiges impériaux. Pas de commode ou de bureau style Empire, en acajou foncé avec dorures, tête et griffes de lion. Rien. Un coffre ramené du Tibet. Un bouddha thaïlandais. Une terrasse qui donne sur les toits, balayée par un vent frisquet. Des souvenirs de voyages exotiques. Longtemps nomade, Charles Bonaparte ne collectionne ni les effigies ou tableaux dynastiques, ni les images des rives lémaniques de son enfance. «Ce n’était pas très agréable à vivre. Prangins, pour moi, a peu rimé avec confort et affection», concèdet-il devant le portrait de son clan familial pris en 1969, l’année… d’un autre bicentenaire: celui de la naissance du vainqueur d’Austerlitz.
L’histoire, la grande, défile dans ses souvenirs. Fin du Premier Empire. La Suisse moderne largement engendrée par Napoléon – entre l’Acte de médiation de février 1803 et le rattachement de Genève à la Confédération en mai 1815, à l’issue du Congrès de Vienne – offre refuge aux Bonaparte à la recherche d’une nouvelle patrie. La première escale pranginoise est le château, aujourd’hui musée national, acheté par Joseph Bonaparte, le frère aîné de Napoléon, qui s’y installe entre 1814 et 1827 (date de sa revente), recyclant la fortune raflée à la tête du bref royaume d’Espagne (1808-1813). La seconde est l’ancienne bergerie – aujourd’hui «club-house» du golf-club du Domaine impérial – transformée à partir de 1862 en magnifique villa des bords du lac par «Plon-Plon», le fils de Jérôme, avec l’argent amassé sous le Second Empire, dans l’ombre de son cousin Louis-Napoléon – Napoléon III – éduqué pour sa part en Suisse alémanique, au château d’Arenenberg en Thurgovie. La défaite française de 1871 face à la Prusse de Bismarck sonnant le glas de sa richesse, «Plon Plon» revend cette magnifique demeure et migre avec femme et enfants vers la «villa» voisine qu’il avait fait construire. C’est là, dans cette «villa» que réside toujours la nonagénaire princesse Alix. Là où Charles Bonaparte a grandi avec ses deux soeurs et son jeune frère dans les années soixante, pensionnaire dans un lycée privé d’Abondance, en Haute-Savoie, où le jardinier de la famille venait le récupérer à la fin de chaque trimestre.
Héritage monarchique
«Mon père, éduqué dans la famille royale de Belgique, voyait dans notre lignée un héritage monarchique. Or c’est pour moi un contresens», argumente celui qui reconnaît «s’être terriblement éloigné» de ses attaches helvétiques. «A l’heure du bicentenaire de la mort de Napoléon, je veux poser l’équation Bonaparte autrement. Dans les faits, elle est indissociable de la liberté. Elle procède de la République. Elle n’entend pas la remplacer.» Deux jours avant notre rencontre, le lac Léman, vu de Prangins, ressemblait à un miroir. Une surface lisse d’où surgissent les Alpes que l’empereur traversa, en mai 1800, pour partir à la conquête de l’Italie via le col du Grand-Saint-Bernard. «Prangins est comme un miroir brisé», risque Charles Bonaparte, aujourd’hui président de la Fédération européenne des cités napoléoniennes qui, étrangement, ne comporte aucune ville helvétique, même parmi ses partenaires.
La fêlure la plus récente du miroir impérial de Prangins est celle qui opposa jadis l’auteur à son père, le prince Louis-Napoléon (1917-1997), figure du gotha aristocratique européen de l’après-guerre. Fils de la princesse Clémentine de Belgique, arrière-petit-fils du roi français Louis-Philippe, ce grand sportif amateur de montagne et de course automobile fut le premier des Bonaparte à pouvoir, à partir de 1950, fouler de nouveau le sol de France. Ses combats pour la France libre, dans les rangs de la Légion étrangère – les Bonaparte n’étant pas encore redevenus citoyens français – lui valent alors des sympathies gaullistes. Mais à l’intérieur, l’âme demeure rigide et impériale. Un divorce sans consentement paternel vaut à Charles d’être excommunié, privé de son titre princier au profit de son fils Jean-Christophe.
Exécuteur testamentaire
«En vertu d’un sénatus-consulte datant de Napoléon III, ma mère, l’exécuteur testamentaire et mon jeune frère Jérôme avaient cosigné un pseudo-testament désignant mon fils âgé de 10 ans futur chef de la famille impériale», nous raconte-t-il. La quiétude bucolique de Prangins est définitivement rompue. La commune de la Riviera vaudoise devient terre d’implacable trahison. «Je n’y reviens presque plus. Mon frère Jérôme Bonaparte continue, lui, de résider entre Genève et Lausanne. Mon fils Jean-Christophe, qui a le titre princier, revient voir sa grand-mère. Pour moi, l’histoire n’est pas là-bas. Les grands tableaux de la villa sont trop lourds à porter. Je les ai toujours trouvés très ennuyeux d’autant que mon père ne nous les expliquait pas.» Souvenir furtif d’une discussion père-fils dans le Trans Europe Express entre Lausanne et Paris, alors que la révolution de Mai 68 incendie le Quartier latin: «J’ai découvert que beaucoup de Bonaparte avaient connu le même goût pour la liberté et l’avaient payé du même prix: l’incompréhension et le procès en ingratitude.»
Deux cents ans. Le 5 mai 2021, tous ceux que l’empereur continue de fasciner, seront au rendez-vous de cet anniversaire qui, à lui seul, dit la peur que Napoléon, reclus à Longwood dans la froideur de Sainte-Hélène, inspirait alors aux plus puissants monarques. Il faudra deux mois pour que Le Héron, le navire porteur du message de sa mort, le 5 mai 1821, confié au capitaine anglais Crokat, parvienne à Portsmouth, puis jusqu’à Londres et à Paris où la nouvelle arrive… début juillet 1821. «Des dizaines de brochures furent composées à la hâte, accréditant parfois de purs mensonges sur les causes du décès et même le contestant», raconte l’historien Thierry Lentz dans Bonaparte n’est plus! (Perrin). La Suisse doit attendre un peu plus. C’est à Genève qu’arrive tout d’abord l’annonce du décès impérial. Joseph, le frère aîné de l’empereur, est alors aux Etats-Unis, ayant préféré l’exil américain à la proximité de son château de Prangins tout juste acquis.
La Confédération ne voit pourtant pas d’obstacle à son retour. A Prangins, le Hameau Bonaparte prend forme. La population vaudoise sait ce qu’elle doit à cette famille. «Il était logique que la famille de Napoléon, médiateur des cantons et chantre de la bravoure des soldats helvétiques, particulièrement durant la retraite de Russie, soit bien accueillie en Suisse», note Jean Tulard dans Le Monde selon Napoléon (Tallandier). Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, publié en 1823, une phrase sur la Suisse est d’ailleurs prêtée à l’empereur défunt par son auteur, Emmanuel de Las Cases. Non sans écho contemporain, quelques jours après le vote jurassien de Moutier: «A Berne et autres cantons aristocratiques, leur orgueil est encore plus concentré qu’en France. Un noble bernois croit toujours qu’il règne, il a plus d’orgueil, de dureté et de morgue pour le paysan qu’un grand seigneur français.»
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«Mon père, éduqué dans la famille royale de Belgique, voyait dans notre lignée un héritage monarchique. Or c’est pour moi un contresens»
CHARLES BONAPARTE