UN MÉDECIN FACE À LA BARBARIE NAZIE
Grâce aux soins qu'il a prodigués à Himmler, chef de la SS et de la Gestapo, Felix Kersten, un Finlandais aux mains d'or, a obtenu de son patient la clémence pour des milliers de vies.
ALEXANDRE DEMIDOFF t Grand spécialiste du IIIe Reich, François Kersaudy consacre un livre captivant aux prodiges du docteur Felix Kersten, qui a sauvé des milliers de juifs et de résistants. Joseph Kessel avait déjà salué ce discret dans un récit stupéfiant. L’historien éclaire les coulisses de son action
Un trésor dans les mains, comme dit l’historien François Kersaudy dans un livre formidable. Un don et une science hors du commun aussi. Qui aurait subodoré ce pouvoir en voyant Felix Kersten, ce médecin masseur finlandais né en Livonie en 1898? Avec son grand corps de panda, son regard bleu étonné, ses mains charnues et petites, il est la placidité même. Et pourtant quelle force, quelle noblesse aussi chez cet obstiné qui prônait l’humanité au milieu des barbares en uniforme et dont les stratagèmes ont sauvé, entre 1940 et 1945, quelque 100000 personnes!
On s’enflamme? Il faut lire La Liste de Kersten – Un juste parmi les
démons pour y croire. L’action de ce thérapeute qui se forme d’abord à Helsinki dès 1917, puis à Berlin auprès de pontes du massage, est tellement stupéfiante qu’elle en paraît invraisemblable. Dans la métropole allemande, Kersten, 23 ans, devient le disciple d’un certain docteur Kô, praticien né en Chine qui a appris les secrets du toucher dans les monastères tibétains, avant d’assimiler la grammaire de la médecine occidentale en Grande-Bretagne. En 1925, maître Kô transmet à son pupille flambeau et patientèle.
COQUELUCHE DE L’EUROPE
La reconnaissance est immédiate: grands-ducs patraques et industriels migraineux se pressent dans le cabinet berlinois de cet hédoniste magnétique qui, fort de son succès, en ouvre un autre à La Haye, dans ces Pays-Bas qu’il aime tant. Tous célèbrent son aptitude à guérir certains maux – il ne prétendra jamais vaincre toutes les maladies.
Ce gourmand ne s’attend pas à cette rançon de la gloire: en mars 1939, l’un de ses patients richissimes lui demande de soigner Heinrich Himmler, le Reichführer, patron tout-puissant de la SS et de la Gestapo. Spécialiste de la période, auteur notamment d’une biographie de Goering, François Kersaudy raconte très bien la rencontre, en prenant appui sur le récit de Kersten. «C’était un petit homme qui me regardait d’un oeil vif par-dessous son pince-nez. […] Ma première impression: ce n’était personne. […] En le regardant, je pouvais très bien me le représenter comme un maître d’école – un maître pédant ayant le coup de règle facile.»
DES COMPLICITÉS DÉCISIVES
Le panda jauge ce tortionnaire soudain si flasque, ce passionné d’histoire médiévale que les humeurs de son Führer terrorisent. Il souffre de crampes d’estomac: un supplice chronique. Le thérapeute, que tout répugne chez les nazis, comprend qu’il peut l’aider. Ses doigts opèrent leur magie. Et le Reichführer lui est éperdument reconnaissant. Ce jour-là, à la 8 Prinz-Albrecht Strasse, siège de la SS, commence une relation qui ne finira qu’au printemps 1945.
Mais voici que l’Allemagne broie l’Europe, la Pologne d’abord, la Belgique, les Pays-Bas, la France. Himmler exulte, mais ne se passe plus de Kersten, qui a acheté une propriété dans la campagne, à proximité de Berlin, à Hartzwalde, où il a installé son épouse et ses enfants. Il a des amitiés à La Haye parmi les opposants au nazisme. Bientôt, il constitue un réseau informel: on lui transmet les noms de personnalités arrêtées; il s’emploie à obtenir leur grâce, profitant de la béatitude de son patient après un traitement. Il se fait payer non pas en argent – il n’en réclamera jamais – mais en vies qu’il arrache aux serres de Hitler.
Son système? Il repose sur le soutien de Rudolf Brandt, secrétaire particulier de Himmler, et de Walter Schellenberg, chef du renseignement étranger du service de sécurité SS. Ces deux, que la barbarie du régime indigne, vont seconder ce sauveteur improvisé. Il a une idée folle: il utilisera, grâce à Brandt, le numéro postal de Himmler en personne, 35360, le seul qui ne fait pas l’objet d’une surveillance. Le patron des SS croit que son «lieber Herr Doktor» reçoit des missives de ses nombreuses maîtresses; ce sont en réalité des lettres de ses contacts hollandais avec des listes de personnalités à arracher à la géhenne nazie.
Le génie de la bonté. Et un courage qui ne se démentira jamais. Cette histoire, Kersten la racontera dans plusieurs ouvrages après la guerre. Elle fera surtout l’objet d’un extraordinaire livre de Joseph Kessel, Les Mains du miracle, qui paraît en 1960. L’auteur du Tour
du malheur n’y croit pourtant pas au départ, malgré les garanties de son ami, le grand avocat français Henry Torrès.
Lors de leur premier face-àface à Paris, l’écrivain-journaliste doute encore, jusqu’à ce que leur hôte, Jean Louviche, l’invite à compulser une montagne de documents, lettres, rapports, etc. «Quand je revins au salon, la tête me tournait un peu. Ainsi, le fait était vrai, prouvé, indéniable: ce gros homme, ce médecin débonnaire dont l’aspect tenait d’un bourgmestre des Flandres et d’un bouddha d’Occident, avait dominé Himmler au point de sauver des milliers de vies humaines! Mais pourquoi? Mais comment? Par quel incroyable prodige? Une curiosité sans bornes avait remplacé mon peu de foi.»
AUDACES INSENSÉES
Les Mains du miracle soulève le lecteur comme certains rêves: le héros a des audaces insensées, la catastrophe menace, mais il déjoue tous les pièges. François Kersaudy élargit considérablement la focale. C’est son apport d’historien et de metteur en scène inspiré qui connaît tous les protagonistes de la tragédie. Pour en éclairer les coulisses, il a mobilisé les Mémoires et les correspondances de Kersten lui-même, de ses contemporains aussi, dont l’astrologue Wilhelm Wulff, que Himmler consulte pour connaître l’horoscope de Hitler, de Churchill, de Roosevelt. Il exploite encore le rapport de la commission parlementaire néerlandaise, qui enquête dès la fin 1947 sur l’action du gouvernement royal en exil et qui étudie le cas Kersten.
Car l’après-guerre est cruelle pour ce bouddha débonnaire. Qui se douterait que c’est grâce à lui, dans sa maison de Hartzwalde, à la lueur des chandelles et dans un vacarme d’apocalypse que, le 20 avril 1945, Norbert Masur, représentant du Congrès juif mondial, rencontre Himmler? Qui imagine que son art de flatter le Reichführer, de lui faire miroiter une place avantageuse au panthéon de l’histoire, joue un rôle capital dans la décision du chef nazi de ne pas faire sauter les camps de la mort à l’approche des Alliés, comme Hitler l’ordonnait? On ignore tout de ces sidérantes heures où il parvient à persuader l’un des artisans de la «solution finale» de libérer parfois jusqu’à 2000-3000 juifs.
L’ÈRE DU SOUPÇON
Kersten a été discret, c’était la clé de sa réussite. Et on l’a soupçonné du pire. Le comte Bernadotte, qui a pu ramener en Suède en mars 1945 un convoi de 20000 prisonniers et est devenu pour cette raison une gloire dans son pays, omet sciemment, souligne François Kersaudy, de souligner le rôle d’intermédiaire déterminant du médecin. Par chance, les acteurs de l’époque parleront. Et Kersten finira par être honoré.
A l’aube du 21 avril 1945, il raccompagne jusqu’à sa voiture Himmler, après son échange surréaliste avec Norbert Masur. Le rideau tombe alors sur une liaison dangereuse entre un bourreau et son médecin. Des heures qui suivent, Kersten se souviendra en ces termes: «C’est seulement dans ma chambre que j’ai revécu en pensée toutes les années écoulées […]. Mais chaque fois, mes pensées revenaient aux heures où, malade parmi les malades, j’étais alité dans un hôpital de campagne, puis à celles où, assistant du docteur, je découvrais le pouvoir guérisseur de mes mains. Depuis lors, mon lot avait été de soigner les hommes et de les assister lorsqu’un système tyrannique les mettait en péril. J’ai rendu grâce à l’Eternel qui m’avait accordé cette faveur.»
Dans le repaire des assassins, Kersten a rusé et lutté, toujours sur la corde raide, au nom de l’humanité. Les anges gardiens ne procèdent pas autrement.