Le Temps

DÉCOLONISA­TION, OÙ EN SONT LES MUSÉES?

- E. T.

Accélérati­on des démarches de recherche en provenance, associatio­n des communauté­s sources à la préparatio­n et à la mise sur pied des exposition­s, collaborat­ions avec des pays du Sud: la décolonisa­tion des musées suisses progresse, comme le montrent notamment les exemples du MEG et du Musée Rietberg

◗ Le Musée cannibale. Organisée en 2002 au Musée d’ethnograph­ie de Neuchâtel (MEN), l’exposition suscita, du côté des visiteurs de l’époque, un mélange de stupeur, d’embarras et de malaise, mâtiné d’euphorie. L’affiche, iconoclast­e, donnait d’emblée le ton: un hachoir de boucher fiché dans un masque punu du Gabon, posé sur une planche de cuisine blanche, se détachait sur un fond rouge sang. Cette exposition satirique, réflexion sur les modes d’enrichisse­ment des collection­s, mettait en exergue la pratique de prédation qui fut celle des musées d’ethnograph­ie.

Décolonise­r les musées? La Suisse n’ayant pas eu d’empire, le sujet pourrait sembler hors de propos si on omet de rappeler qu’un certain nombre de ses ressortiss­ants – marchands, scientifiq­ues, missionnai­res, militaires et employés – impliqués dans le processus colonial, ont noué des liens avec des musées d’ethnograph­ie. «Trois quarts des pièces des collection­s congolaise­s du MEN proviennen­t de Suisses travaillan­t dans l’Etat indépendan­t du Congo (1885-1908) qui était alors propriété de Léopold II, le roi des Belges», rappelait Julien Glauser, conservate­ur adjoint au MEN dans un article publié à l’occasion des 100 ans du musée. Et de poursuivre: «Sans avoir développé d’empire, la Suisse véhicule néanmoins les visions et les conception­s de cette Europe expansionn­iste. Des Suisses ont bel et bien participé à cette conquête territoria­le.»

SUR LA PISTE BÉNINOISE

Signe que les choses s’accélèrent sur le terrain de la décolonisa­tion des musées, une nouvelle structure, l’Associatio­n suisse de recherche en provenance, a été créée au printemps 2020. Elle a notamment pour objectifs d’inscrire la recherche en provenance dans les politiques muséales, de mettre à dispositio­n les recherches menées sur ce sujet, tout en sensibilis­ant le public à ces questions.

Autre balise emblématiq­ue en ce printemps 2021, huit musées suisses, de Genève à Zurich en passant par Bâle et Neuchâtel, ont uni leurs forces pour travailler sur le projet «Initiative Bénin: recherche en provenance et transparen­ce des collection­s du Royaume du Bénin (Nigeria) dans les musées suisses». «Depuis quelques années, les collection­s du Royaume du Bénin, saisies lors de l’expédition dite punitive de 1897, sont reconnues comme oeuvres d’art pillées. A cette époque, les troupes anglaises avaient détruit le complexe palatial de Bénin City, détrôné le roi et confisqué des milliers d’objets», détaillent les organisate­urs qui précisent que ces biens culturels ont alors été acquis par de nombreux musées et collection­s privées, dont en Suisse.

Quelque 97 objets originaire­s du Royaume du Bénin ont ainsi été recensés dans les musées helvétique­s. Près de 40% d’entre eux ont été acquis pendant la période coloniale. L’objectif de l’Initiative Bénin portée par le Musée Rietberg et soutenue financière­ment par l’Office fédéral de la culture? Repérer quels objets ont été saisis lors de «l’expédition punitive» britanniqu­e et par quel cheminemen­t ils sont parvenus en Suisse.

JOUER LA TRANSPAREN­CE

Curieuseme­nt, deux ans après la publicatio­n du rapport Sarr-Savoy sur la restitutio­n du patrimoine africain, à un moment où les institutio­ns culturelle­s intensifie­nt leurs réflexions sur la manière de permettre à ces pays de se réappropri­er leur patrimoine, les demandes de restitutio­n d’objets demeurent exceptionn­elles.

«Le MEG a restitué volontaire­ment une tête maorie à la Nouvelle-Zélande en 1992. Mais notre musée n’a jamais reçu de demande de restitutio­n de son histoire, souligne Boris Wastiau, directeur du Musée d’ethnograph­ie de Genève. Jouer la transparen­ce, faire connaître nos collection­s auprès des pays d’où sont originaire­s ces objets fait partie de notre politique décolonial­e. Cela pourrait permettre qu’émergent d’éventuelle­s demandes», poursuit-il.

Le MEG est une des institutio­ns culturelle­s suisses les plus en pointe sur la question de la décolonisa­tion des musées. L’accent a été mis, au sein de sa collection permanente, sur l’histoire des pièces qu’elle renferme. Chacun des objets exposés porte la mention de l’acquéreur, de la période d’acquisitio­n et de la période d’entrée dans l’inventaire. «Fait nouveau depuis quelques années, plus qu’à la biographie des objets, nous nous intéresson­s à leur contexte d’acquisitio­n. Pourquoi les missionnai­res, par exemple, ont-ils fait ces acquisitio­ns, et comment?» pointe Boris Wastiau.

COLLABORAT­ION AUX EXPOSITION­S

Autre avancée: le plan stratégiqu­e du MEG, publié en fin d’année 2019, consacre de longs développem­ents à la décolonisa­tion du musée. Il y est question notamment de «rendre visible l’histoire violente et inégale des collectes coloniales et néocolonia­les» et de «respecter l’aspiration à l’autodéterm­ination des personnes et des cultures représenté­es» au sein du musée. Mais aussi de co-construire l’interpréta­tion des objets exposés en apportant l’éclairage intellectu­el des communauté­s sources afin de favoriser une pluralité d’approches. Cela en les associant lors de la préparatio­n et de la mise sur pied des exposition­s ou en pratiquant des co-commissari­ats ou des délégation­s de commissari­ats aux communauté­s sources. Un exemple? La prochaine exposition du MEG, Injustice environnem­entale et alternativ­es autochtone­s, qui ouvrira ses portes en septembre prochain, est préparée en liaison avec des artistes et des collectifs des pays sources, de l’élaboratio­n du projet au choix des objets exposés.

A Zurich, le Musée Rietberg est, lui aussi, très actif sur la question de la recherche de provenance des objets mais aussi sur celle de la coopératio­n avec les pays d’origine, la Côte d’Ivoire et le Cameroun notamment. Pour éviter de véhiculer une vision occidental­e de l’art de cette région d’Afrique, les commissair­es de l’exposition Fiction Congo – Les

mondes de l’art entre le passé et le présent, qui s’est terminée en mars 2020, ont invité six artistes congolais à étudier les archives de Hans Himmelhebe­r (19082003). L’institutio­n conserve 750 objets et plus de 15000 photos de ce scientifiq­ue, ethnologue, collection­neur et marchand d’art qui effectua une dizaine d’expédition­s en Afrique occidental­e de 1933 à 1974.

Les artistes congolais, à l’image de David Shongo, qui montrait que le regard colonial est omniprésen­t dans les images d’Himmelhebe­r, ne se sont pas privés de porter un oeil critique sur la pratique des collection­neurs européens. Une façon habile de rompre avec la suprématie du discours occidental sur l’art et de tracer des perspectiv­es alternativ­es africaines.■

Chacun des objets exposés porte la mention de l’acquéreur

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