L’HUMAIN TAPI DANS LE ROBOT
En inventant les peluches kentukis, nouvelles technologies à fort potentiel attachant, la romancière Samanta Schweblin s’engouffre délicatement dans les brèches de nos vies digitales
Vaut-il mieux être ou avoir? Dans le monde des Kentukis, la dystopie de Samanta Schweblin, cette question philosophique pose un dilemme inédit: ceux qui «possèdent» un kentuki sont les propriétaires d’une peluche connectée, montée sur des roulettes, équipée d’une caméra et dotée d’une certaine autonomie. Créatures à mi-chemin entre l’animal de compagnie et le gadget voyeuriste, elles répondent aux commandes de ceux qui choisissent d’«être» un kentuki. Par le biais d’une application mobile, cachées derrière une tablette de visionnage, ces personnes élisent domicile virtuel dans ces jouets que le monde entier s’arrache. L’échange, inégal et potentiellement excessif, ouvre des pistes narratives vertigineuses.
UN CORBEAU À SES BASQUES
C’est ainsi qu’à Lima, une septuagénaire reçoit une connexion de la part de son fils expatrié qui s’inquiète de sa solitude. En allumant la caméra, elle débarque sous la forme d’une lapine dans l’appartement d’Eva, une jeune Allemande très éprise de son robot intelligent. Au Mexique, Alina, délaissée par son compagnon artiste, s’achète une peluche corbeau qui insiste pour la suivre aux toilettes et sous la douche. Dans les Caraïbes, Marvin, qui vient de perdre sa mère, intègre le corps d’un dragon. Coincé dans la vitrine d’un magasin en Norvège, il rêve de s’échapper pour aller «toucher» la neige.
Pourquoi l’intimité des autres nous attire-t-elle autant?
Pendant ce temps-là, à Zagreb, barricadé dans son appartement, Grigor installe et revend sur demande des tablettes connectées à des profils spécifiques: les riches adorent s’introduire chez les pauvres. Car le succès des kentukis ne fait pas exception à la règle. Partout où des marchés fleurissent, on trouve des individus prêts à s’engouffrer dans les failles du système pour en tirer profit.
Avec un tel dispositif, il y avait tout pour faire de cette histoire une fable technophobe et moralisatrice qui nous prouverait encore une fois à quel point nos appareils mobiles sont toxiques et nos vies digitales dénaturées. Mais Samanta Schweblin évite cet écueil, renforçant ainsi la pertinence de son propos: Kentukis, dont l’écriture hypnotique est ici remarquablement traduite par Isabelle Gugnon, se situe davantage du côté des obsessions louches de David Cronenberg que des épisodes glaçants de la série Black Mirror. La romancière argentine installée à Berlin n’avance aucune théorie et n’émet aucun jugement, mais suscite malgré tout le trouble: à quel point notre vie privée s’exposet-elle aux machines? Pourquoi l’intimité des autres nous attiret-elle autant? Quelle est la valeur de nos expériences virtuelles?
FAILLES FAMILIÈRES
Ces questions ambiguës tiennent à la vraisemblance du roman. Les éléments de science-fiction de Kentukis sont si bien absorbés par le cadre ultra-réaliste de l’histoire qu’on en finit par oublier quelle est la part de fiction. Evoluant dans des environnements résolument contemporains, ces peluches nous pointent des problèmes familiers: la consommation de masse, les parents en mal d’autorité, les enfants en manque d’affection, la solitude des seniors, la traite humaine sous toutes ses formes, le cyberharcèlement et les dangers de l’anonymat. Ce monde est aussi le nôtre. Après les Tamagotchis, après Chatroulette – cette messagerie instantanée qui connectait les internautes de manière aléatoire –, sommesnous si préservés des kentukis?