Le Temps

Tadej Pogacar, l’outrageuse domination

- PIERRE CARREY

Agé de 22 ans seulement, le Slovène Tadej Pogacar a dominé de manière éclatante l’édition 2021 du Tour de France. Ce deuxième sacre consécutif illustre certes l’avènement d’un champion exceptionn­el, mais ravive également les sempiterne­lles suspicions de dopage.

Dominateur de l’édition 2021, qui s’est achevée dimanche, le Slovène, 22 ans, a moins affronté ses adversaire­s qu’une pesante suspicion de dopage. Un paradoxe pour ce représenta­nt d’une nouvelle génération, né après le scandale Festina, présenté comme un miracle de génétique

«Quand on a vu arriver Tadej, il avait le visage innocent. Très blanc, son visage. Ses yeux étaient pâles et sa peau ne prenait jamais le soleil.» C’est le Petit Prince qui marche pieds nus. Ses équipiers le découvrent ainsi errant, l’esprit gazeux, le corps encore libre de cicatrices. «Il avait le regard dans le vide. Il souriait tout le temps.» Deux années ont passé depuis ses débuts profession­nels et le Slovène Tadej Pogacar a remporté dimanche son deuxième Tour de France consécutif, enrichi de quatre victoires d’étapes et d’un maillot de meilleur grimpeur. A 22 ans, il est le plus jeune lauréat depuis 1904. Maillot jaune le plus dominateur depuis Lance Armstrong en 2004, selon son avance au classement, 5min20 devant le Danois Jonas Vingegaard et 7min03 devant l’Equatorien Richard Carapaz. Le Petit Prince a dévoré le renard en méchoui.

Eddy Merckx, le plus grand estomac de la légende cycliste, l’a adoubé: «Je vois Tadej Pogacar comme le nouveau Cannibale.» Les membres de son équipe observent que leur trésor est resté intact. Sa peau n’a pas bronzé dans ce Tour de froid et de pluie. En outre, «il a encore le regard dans le vide et il sourit tout le temps». Des témoins se remémorent une conversati­on irréelle avec l’enfant vorace. C’était il y a deux ans, aux prémisses de son explosion. Les bavardages roulent sur son enfance à Klanec, proche de la capitale Ljubljana, sa nouvelle vie à Monaco, la douleur dont il se joue, ce sport qu’il froisse comme du papier… Soudain, un compagnon mentionne le dopage. Et Pogacar, né après l’affaire Festina (1998), de hausser les épaules: «Ça existe encore, ça?» Un témoin, songeur: «Tadej est incroyable­ment naïf.»

Un style qui éveille des doutes

Deux ans plus tard, le meilleur cycliste au monde est sommé de justifier ses exploits, dans un dialogue impossible. Parole contre parole, croyance contre croyance. D’un côté, la présomptio­n d’innocence, les contrôles antidopage négatifs, les examens de son matériel blancs comme sa peau, excluant a priori l’utilisatio­n d’un moteur, une adversité amoindrie, une génétique exceptionn­elle d’après son médecin… De l’autre, un nuage d’indices isolés, sa préparatio­n recluse en Slovénie, sa suprématie dans le contre-la-montre devant le rouleur suisse Stefan Küng – mieux bâti pour l’exercice –, son échappée vers le Grand-Bornand, dans les Alpes, où sa puissance calculée en watts serait la plus féroce depuis Armstrong en 2003…

Ce n’est pas le simple fait de gagner qui éveille des doutes, mais le style éclaboussa­nt et un contexte moite, la prestation intriguant­e d’autres équipes, comme le Team Bahrain-Victorious, perquisiti­onné par la gendarmeri­e mercredi dans les Pyrénées – les avancées de l’enquête ne sont pas connues. Pogacar se désespère: «Je ne sais pas comment faire pour prouver mon innocence.» Jeudi, la presse l’interroge sur un article du Temps, où des adversaire­s anonymes disent avoir relevé un bruit anormal sur les roues de quatre équipes, dont la sienne, signe théorique de tricherie mécanique. Une nouvelle fois, la voix lasse, il nie: «Nous n’entendons aucun bruit. Nous n’utilisons rien d’illégal. Je ne sais pas quoi dire.»

Le soutien des parents

Le nuage poursuit jusqu’à sa famille, priée de rationalis­er la magie du sport. Sa mère, professeur de français, le défend: «Avec mon mari, nous avons toujours essayé d’élever des enfants honnêtes et sincères. Si [Tadej] devait commencer à se doper, il s’arrêterait.» Son père, dessinateu­r industriel dans une usine de meubles, rappelle qu’il a élevé les enfants «à l’ancienne», leur faisant «ramasser les pommes de terre dans le jardin de leur oncle». Est-ce un effet de son éternelle naïveté? Un goût de la transgress­ion, un entêtement en tout? Sa mère raconte au journal breton Le Télégramme comment le petit, pas encore 2 ans, se brûle en posant les doigts sur la cuisinière. Ses blessures à peine refermées, il recommence. «Juste pour savoir si c’était toujours chaud.»

Le lauréat du Tour de France 2021 est un dominateur écrasé par la masse de tous les systèmes. Certains de ses devanciers sont les fruits mûrs d’un pays: Miguel Indurain, cinq succès (1991-1995), un glouton parmi d’autres athlètes espagnols. Quelques maillots jaunes sont assis sur un pan d’histoire:

Jan Ullrich (1997), natif de la RDA, rappelle que beaucoup de champions du bloc de l’Est se sont fracassés contre le rideau de fer. D’autres, enfin, ont été fabriqués par une équipe: le Britanniqu­e Chris Froome (2013, 15, 16 et 17) est un produit en série du Team Sky.

Pogacar, lui, a été fondu dans ces différents creusets plus que porté par son tempéramen­t. Jouet de son pays, la Slovénie, brusquemen­t intraitabl­e en cyclisme et donc suspecte de dopage généralisé; de son époque, celle des prodiges capables de gagner cinq ou sept ans avant l’âge requis; banal numéro de série dans une équipe, le Team UAE-Emirates, qui verse peu dans le sentiment. Son manager, le Tessinois Mauro Gianetti, nous expliquait cet hiver: «Est-ce que Tadej gagnera encore le Tour? On verra. Il peut arriver un autre coureur après lui. On s’adaptera.»

Le mois prochain, l’équipe fera débuter un grimpeur espagnol du nom de Juan Ayuso, 18 ans et demi. Les yeux noirs, il sourit dans le vide.

«Je ne sais pas comment faire pour prouver mon innocence»

TADEJ POGACAR

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(PARIS 18 JUILLET 2021/FRÉDÉRIC MONS/PRESSE SPORTS)
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(JAN DE MEULENEIR/IMAGO IMAGES) Les membres de son équipe observent que leur trésor est resté intact. Sa peau n’a pas bronzé dans ce Tour de froid et de pluie.

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