Le Temps

L’Allemagne de l’après-Merkel

Même si sa rencontre avec Angela Merkel en septembre 2015 n’a duré que quelques secondes, le temps d’un selfie, Anas Modamani est devenu le symbole d’une Allemagne ouverte aux migrants

- DELPHINE NERBOLLIER, BERLIN Demain: La jeune force des Vert·e·s au coeur de la capitale financière

Le destin de jeunes Allemands au moment où s’achève l’ère Merkel: tel est le thème de cette série. Anas Modamani, le Syrien qui avait pris un selfie avec la chancelièr­e, illustre le parcours de centaines de milliers de migrants que l’Allemagne a accueillis.

C’est avec un vrai plaisir qu’Anas Modamani raconte ces quelques secondes de sa vie. Six ans après les faits, ce jeune Syrien de 23 ans, au large sourire et au contact facile, se souvient comme si c’était hier de cette rencontre, aussi brève qu’inattendue, avec la «femme la plus puissante du monde». La veille, le 9 septembre 2015, Anas était arrivé dans un centre d’accueil de Spandau, au nord-ouest de Berlin. «Le lieu était sale et sentait mauvais», se souvient le jeune homme qui vit aujourd’hui dans l’est de la capitale. «Quelle surprise, le lendemain, de voir le lieu entièremen­t nettoyé» raconte-t-il, amusé, dans un très bon allemand.

«J’ai alors vu arriver une berline noire et une nuée de journalist­es se précipiter sur la femme qui en sortait. Comme tout le monde autour de moi, j’ai sorti mon téléphone pour prendre une photo. Je me trouvais à la porte du foyer. La femme m’a regardé. Je lui ai fait signe. Elle a dit à ses agents de sécurité de me laisser faire. J’ai passé mon bras sur ses épaules et pris un selfie de nous deux. Elle a levé le pouce. C’était un beau moment», se remémore-t-il en montrant ce fameux cliché, enregistré sur son téléphone. «Ensuite, les agents ont retiré mon bras de son épaule et j’ai demandé qui était cette femme. Une actrice? Non, la chancelièr­e!», rigole-t-il. «Je savais qu’elle était en faveur des réfugiés mais je ne connaissai­s pas son visage.»

Fuir l’armée de Bachar el-Assad

Aujourd’hui encore, cet instant, saisi par un photograph­e d’agence, reste le symbole d’une Allemagne qui, en cette année 2015, a accueilli 850000 migrants. Dix jours plus tôt, le 31 août, à la surprise générale, Angela Merkel avait laissé entrer les réfugiés bloqués en gare de Budapest. A leur arrivée à Munich, ils ont été accueillis sous les applaudiss­ements. Anas en faisait partie. «Des gens tenaient des pancartes avec le mot «bienvenue» écrit en arabe. L’ambiance était tellement différente de ce que j’avais vécu avant, notamment en Macédoine, où la police nous a tirés dessus avec des balles en caoutchouc… L’Allemagne, c’était vraiment autre chose.»

Comme la majorité des migrants cette année-là, Anas fait le voyage seul, à partir de Daraya, sa ville d’origine, bastion de l’opposition à Bachar el-Assad. «Je venais de passer mon bac et aurais dû partir à l’armée, mais mes parents m’ont donné toutes leurs économies, 3000 euros, pour me faire quitter le pays.» Après une escale au Liban et en Turquie, Anas parvient, au bout de trois tentatives, à rejoindre la Grèce. Le bateau pneumatiqu­e sur lequel il se trouvait a crevé à une centaine de mètres des côtes, et une partie des passagers périt en mer. Le reste du voyage est un long périple, à travers les Balkans, la Hongrie et l’Autriche. A l’époque, l’Allemagne ne représente rien de concret pour Anas, si ce n’est une connaissan­ce en Bavière.

«Le selfie avec Angela Merkel m’a aidé car il m’a fait rencontrer du monde», reconnaît-il. Certes, Anas a vécu le chaos berlinois de l’automne 2015, lorsqu’il doit attendre des journées et des nuits entières, dans le froid, pour se faire immatricul­er auprès des autorités. Mais grâce à sa nouvelle notoriété, il trouve à se loger dans une famille et y apprend ses premiers mots d’allemand.

Campagne de haine

Sept mois plus tard, il est toutefois rattrapé par l’actualité. Après les applaudiss­ements, les attaques contre des centres d’accueil et les manifestat­ions anti-migrants font les gros titres. Anas devient la cible d’une campagne de haine sur les réseaux sociaux, orchestrée par des groupes d’extrême droite. «On m’a fait passer pour l’auteur de l’attentat de Bruxelles, puis pour celui de l’attentat du marché de Noël de Berlin, puis pour l’auteur de l’assassinat d’un sans-abri dans le métro berlinois. Cela m’a choqué. J’étais déprimé.» Combatif, il porte plainte contre Facebook pour faire disparaîtr­e ces photomonta­ges. Sans succès. «J’ai donné beaucoup d’interviews pour rétablir la vérité mais, intérieure­ment, cela a été difficile. Les gens avaient peur de me louer un appartemen­t, de me donner un job.»

Depuis, Anas Modamani a fait du chemin. Etudiant en dernière année de communicat­ion à Berlin, il vit avec sa compagne, une étudiante rencontrée sur les bancs de l’université, et travaille dans un supermarch­é. En vrai Berlinois, il se déplace à vélo mais ne s’habituera jamais à l’eau pétillante, si prisée dans le pays. Il espère désormais obtenir la nationalit­é allemande. «Ma patrie, ce n’est plus la Syrie, c’est l’Allemagne», lance le jeune homme, sans nouvelle de sa famille depuis des mois.

A quelques mois du départ d’Angela Merkel, le jovial Anas Modamani dit «craindre pour son avenir». «Qui va prendre le pouvoir? Quelle politique migratoire sera suivie? Serons-nous expulsés?» questionne-t-il. Depuis ce bref instant de septembre 2015, il n’a jamais revu la chancelièr­e et se demande s’il devrait lui écrire. Il ne lui reste plus que quelques semaines pour la joindre à la chanceller­ie.

ON M’A FAIT PASSER POUR L’AUTEUR DE L’ATTENTAT DE BRUXELLES

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(GORDON WELTERS/LAIF POUR LE TEMPS) Depuis 2015, Anas Modamani a fait du chemin. Etudiant en dernière année de communicat­ion à Berlin, il vit avec sa compagne et travaille dans un supermarch­é.

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