Notre humanité doit rattraper notre technologie
LES BIENFAITS DE LA SCIENCE RESTENT TROP SOUVENT CONFINÉS AU SEIN DES SOCIÉTÉS QUI LES ONT VU NAÎTRE DIFFICILE D’ÊTRE À LA FOIS À LA POINTE DE LA RECHERCHE ET D’EN FAIRE PROFITER LE PLUS GRAND NOMBRE
«Il est hélas devenu évident aujourd'hui que notre technologie a dépassé notre humanité». Ce constat désabusé d'Albert Einstein sur les dérives de nos avancées scientifiques résonne toujours aussi fortement. Les développements technologiques qui se sont succédé ces deux derniers siècles ont parfois servi des causes bien peu pacifiques, à l'instar de la découverte de la fission nucléaire qui a mené droit à la bombe atomique. La guerre est aussi, il faut le reconnaître, un moteur extraordinaire de l'inventivité humaine: les radars, les antibiotiques, le GPS ou encore la cryptographie en sont quelques exemples récents.
Comment donc réajuster ce déséquilibre décrit par Einstein? Peut-on mieux actionner cet humanisme – qui existe même chez les plus mordus de technologie et de sciences dites «dures» –, le mettre à profit pour la lutte contre les inégalités, pour soutenir l'action humanitaire et promouvoir la paix?
Une famille paysanne au sein de l'empire britannique avait à peu près les mêmes conditions de vie qu'une famille rurale vivant sous l'empire romain dix-sept siècles plus tôt: des vies courtes, marquées par un dur labeur, la maladie et la famine. Cette pauvreté extrême était le lot de 90% de la population de la planète. Au début du XIXe siècle, l'émergence d'une invention – une amélioration de la machine à vapeur par James Watt – dans un milieu propice à l'innovation en Grande Bretagne,
marque le début de la révolution industrielle. Depuis ce «big bang», la pauvreté extrême n'a cessé de reculer et affectait, juste avant l'irruption du Covid19, moins d'un dixième de la population mondiale. Etonnamment, cet extraordinaire progrès humain est passé sous silence, alors qu'il a permis à des milliards d'humains de s'extraire de la misère la plus profonde. Silence, car ce remarquable progrès a un prix: l'impact des activités humaines sur l'environnement et le climat. L'augmentation exponentielle des gaz à effet de serre dans l'atmosphère coïncide en effet avec la révolution industrielle. Mais aussi l'accroissement des inégalités. Les premiers pays à s'industrialiser ont mis à profit leurs nouvelles capacités technologiques pour conquérir de vastes territoires. Lors de la Conférence de Berlin en 1884 notamment, l'Afrique fut partagée entre les puissances européennes comme un simple gâteau d'anniversaire. Les conséquences de ces politiques impérialistes perdurent et constituent les principales racines de la grande pauvreté actuelle.
Les découvertes scientifiques ont été à l'origine du «miracle» de la révolution industrielle. Cependant, les bienfaits de la science restent trop souvent confinés au sein des sociétés qui les ont vus naître: ils ne se déploient pas automatiquement ni rapidement dans tous les pays. Prenons l'exemple de l'imagerie à rayons X en médecine, inventée par Röntgen en décembre 1895. Selon l'OMS, les deux tiers de l'humanité n'ont toujours pas accès à cet outil essentiel, plus d'un siècle après son invention! Il en va de même de l'accès à l'oxygène médical, comme la pandémie actuelle l'a démontré. Les pays pauvres manquent d'un accès à l'eau potable, aux technologies de l'assainissement, à un réseau électrique stable, à des équipements médicaux essentiels.
L'accès à ces technologies requiert des moyens financiers pour leur acquisition, mais pas seulement. Il faut aussi pouvoir en financer l'entretien, la réparation et le recyclage. Il manque également de personnel formé, capable d'utiliser correctement ces technologies parfois complexes. De plus, les infrastructures défaillantes, telles que des routes en mauvais état ou un réseau électrique intermittent, entravent leur bon fonctionnement. Enfin, ces technologies ayant été mises au point dans les pays du nord, dans l'ignorance des conditions tropicales de chaleur et d'humidité, leur durée de vie en est réduite. Il faut donc des solutions technologiques à bas coûts, robustes, simples d'utilisation. Il faut en outre qu'elles soient peu polluantes, dans la mesure où il n'y a pas toujours de possibilités de traitement des déchets.
La science doit en premier lieu repousser les frontières des connaissances. C'est nécessaire mais ce n'est plus suffisant. En effet, on attend des chercheur·ses et chercheurs qu'ils et elles se penchent également sur la façon dont leurs découvertes seront utilisées. Malheureusement, il est très difficile d'être à la fois à la pointe de la recherche scientifique et à la hauteur pour transformer les résultats en des applications tangibles et accessibles au plus grand nombre. Les avancées scientifiques spectaculaires – et aussi les perspectives de carrière – poussent les scientifiques vers une spécialisation toujours plus importante, qui rend difficile une réflexion plus large, requise pour créer un vrai impact sociétal.
Une première réponse a été la création dans les universités des unités de transfert technologique, dont l'objectif est de «valoriser» les résultats de la recherche. Cette valorisation se fait principalement via la vente de licences de propriété intellectuelle au secteur privé. C'est évidemment important, mais cela a pour conséquence de maintenir les innovations dans les pays industrialisés: les fruits de la recherche bénéficient à la société qui les a vus naître, sans atteindre une échelle plus globale, au service des plus pauvres et des plus vulnérables. Pour cela, il faut une nouvelle approche au sein de la recherche universitaire, bien en amont de la valorisation. Cette approche doit reposer sur trois piliers: la coopération, l'interdisciplinarité, l'entrepreneuriat.
La coopération permettra de transférer du savoir dans les deux sens, de découvrir comment intégrer le contexte et les besoins locaux dans le développement de solutions réellement universelles.
La situation des pays à faibles revenus est complexe et n'est pas compréhensible si on la considère uniquement sur un plan technologique. Il est indispensable d'élargir le champ de vision et d'intégrer des disciplines scientifiques au-delà des seules sciences dites «dures» ou de l'ingénierie. L'interdisciplinarité est la clé pour arriver à développer des solutions prenant en compte toutes les dimensions du problème. Dans l'exemple de la radiologie, il s'agit d'impliquer des médecins, des anthropologues, des designers, etc.
L'entrepreneuriat, enfin, est la voie qui permet à une solution technologique adaptée au contexte des pays à bas revenus de générer le financement nécessaire à son expansion. L'entrepreneuriat social offre notamment l'espoir d'utiliser les forces du marché tout en conservant la motivation humaniste initiale.
Les solutions technologiques pour les pays pauvres doivent être robustes, durables, bon marché, peu polluantes, simples d'utilisation et efficaces. Ces caractéristiques ne sont-elles pas également cruciales pour l'avenir de nos sociétés? En se préoccupant du sort des plus pauvres, nous progressons tous. Revenons à Einstein: si les guerres et les conflits ont été le moteur de tant d'innovations pendant le XXe siècle, faisons en sorte que le moteur de l'innovation du XIXe soit celui de l'humanisme et de l'empathie. Une nouvelle approche, qui s'appuie à la fois sur la curiosité – moteur traditionnel de la science – et sur ces valeurs d'empathie et d'humanisme, offre un grand potentiel d'innovation. Il est temps pour notre humanité de rattraper notre technologie.