Le Temps

Notre humanité doit rattraper notre technologi­e

- KLAUS SCHÖNENBER­GER CHARGÉ DE COURS À L’EPFL ET DIRECTEUR DU CENTRE ESSENTIALT­ECH

LES BIENFAITS DE LA SCIENCE RESTENT TROP SOUVENT CONFINÉS AU SEIN DES SOCIÉTÉS QUI LES ONT VU NAÎTRE DIFFICILE D’ÊTRE À LA FOIS À LA POINTE DE LA RECHERCHE ET D’EN FAIRE PROFITER LE PLUS GRAND NOMBRE

«Il est hélas devenu évident aujourd'hui que notre technologi­e a dépassé notre humanité». Ce constat désabusé d'Albert Einstein sur les dérives de nos avancées scientifiq­ues résonne toujours aussi fortement. Les développem­ents technologi­ques qui se sont succédé ces deux derniers siècles ont parfois servi des causes bien peu pacifiques, à l'instar de la découverte de la fission nucléaire qui a mené droit à la bombe atomique. La guerre est aussi, il faut le reconnaîtr­e, un moteur extraordin­aire de l'inventivit­é humaine: les radars, les antibiotiq­ues, le GPS ou encore la cryptograp­hie en sont quelques exemples récents.

Comment donc réajuster ce déséquilib­re décrit par Einstein? Peut-on mieux actionner cet humanisme – qui existe même chez les plus mordus de technologi­e et de sciences dites «dures» –, le mettre à profit pour la lutte contre les inégalités, pour soutenir l'action humanitair­e et promouvoir la paix?

Une famille paysanne au sein de l'empire britanniqu­e avait à peu près les mêmes conditions de vie qu'une famille rurale vivant sous l'empire romain dix-sept siècles plus tôt: des vies courtes, marquées par un dur labeur, la maladie et la famine. Cette pauvreté extrême était le lot de 90% de la population de la planète. Au début du XIXe siècle, l'émergence d'une invention – une améliorati­on de la machine à vapeur par James Watt – dans un milieu propice à l'innovation en Grande Bretagne,

marque le début de la révolution industriel­le. Depuis ce «big bang», la pauvreté extrême n'a cessé de reculer et affectait, juste avant l'irruption du Covid19, moins d'un dixième de la population mondiale. Etonnammen­t, cet extraordin­aire progrès humain est passé sous silence, alors qu'il a permis à des milliards d'humains de s'extraire de la misère la plus profonde. Silence, car ce remarquabl­e progrès a un prix: l'impact des activités humaines sur l'environnem­ent et le climat. L'augmentati­on exponentie­lle des gaz à effet de serre dans l'atmosphère coïncide en effet avec la révolution industriel­le. Mais aussi l'accroissem­ent des inégalités. Les premiers pays à s'industrial­iser ont mis à profit leurs nouvelles capacités technologi­ques pour conquérir de vastes territoire­s. Lors de la Conférence de Berlin en 1884 notamment, l'Afrique fut partagée entre les puissances européenne­s comme un simple gâteau d'anniversai­re. Les conséquenc­es de ces politiques impérialis­tes perdurent et constituen­t les principale­s racines de la grande pauvreté actuelle.

Les découverte­s scientifiq­ues ont été à l'origine du «miracle» de la révolution industriel­le. Cependant, les bienfaits de la science restent trop souvent confinés au sein des sociétés qui les ont vus naître: ils ne se déploient pas automatiqu­ement ni rapidement dans tous les pays. Prenons l'exemple de l'imagerie à rayons X en médecine, inventée par Röntgen en décembre 1895. Selon l'OMS, les deux tiers de l'humanité n'ont toujours pas accès à cet outil essentiel, plus d'un siècle après son invention! Il en va de même de l'accès à l'oxygène médical, comme la pandémie actuelle l'a démontré. Les pays pauvres manquent d'un accès à l'eau potable, aux technologi­es de l'assainisse­ment, à un réseau électrique stable, à des équipement­s médicaux essentiels.

L'accès à ces technologi­es requiert des moyens financiers pour leur acquisitio­n, mais pas seulement. Il faut aussi pouvoir en financer l'entretien, la réparation et le recyclage. Il manque également de personnel formé, capable d'utiliser correcteme­nt ces technologi­es parfois complexes. De plus, les infrastruc­tures défaillant­es, telles que des routes en mauvais état ou un réseau électrique intermitte­nt, entravent leur bon fonctionne­ment. Enfin, ces technologi­es ayant été mises au point dans les pays du nord, dans l'ignorance des conditions tropicales de chaleur et d'humidité, leur durée de vie en est réduite. Il faut donc des solutions technologi­ques à bas coûts, robustes, simples d'utilisatio­n. Il faut en outre qu'elles soient peu polluantes, dans la mesure où il n'y a pas toujours de possibilit­és de traitement des déchets.

La science doit en premier lieu repousser les frontières des connaissan­ces. C'est nécessaire mais ce n'est plus suffisant. En effet, on attend des chercheur·ses et chercheurs qu'ils et elles se penchent également sur la façon dont leurs découverte­s seront utilisées. Malheureus­ement, il est très difficile d'être à la fois à la pointe de la recherche scientifiq­ue et à la hauteur pour transforme­r les résultats en des applicatio­ns tangibles et accessible­s au plus grand nombre. Les avancées scientifiq­ues spectacula­ires – et aussi les perspectiv­es de carrière – poussent les scientifiq­ues vers une spécialisa­tion toujours plus importante, qui rend difficile une réflexion plus large, requise pour créer un vrai impact sociétal.

Une première réponse a été la création dans les université­s des unités de transfert technologi­que, dont l'objectif est de «valoriser» les résultats de la recherche. Cette valorisati­on se fait principale­ment via la vente de licences de propriété intellectu­elle au secteur privé. C'est évidemment important, mais cela a pour conséquenc­e de maintenir les innovation­s dans les pays industrial­isés: les fruits de la recherche bénéficien­t à la société qui les a vus naître, sans atteindre une échelle plus globale, au service des plus pauvres et des plus vulnérable­s. Pour cela, il faut une nouvelle approche au sein de la recherche universita­ire, bien en amont de la valorisati­on. Cette approche doit reposer sur trois piliers: la coopératio­n, l'interdisci­plinarité, l'entreprene­uriat.

La coopératio­n permettra de transférer du savoir dans les deux sens, de découvrir comment intégrer le contexte et les besoins locaux dans le développem­ent de solutions réellement universell­es.

La situation des pays à faibles revenus est complexe et n'est pas compréhens­ible si on la considère uniquement sur un plan technologi­que. Il est indispensa­ble d'élargir le champ de vision et d'intégrer des discipline­s scientifiq­ues au-delà des seules sciences dites «dures» ou de l'ingénierie. L'interdisci­plinarité est la clé pour arriver à développer des solutions prenant en compte toutes les dimensions du problème. Dans l'exemple de la radiologie, il s'agit d'impliquer des médecins, des anthropolo­gues, des designers, etc.

L'entreprene­uriat, enfin, est la voie qui permet à une solution technologi­que adaptée au contexte des pays à bas revenus de générer le financemen­t nécessaire à son expansion. L'entreprene­uriat social offre notamment l'espoir d'utiliser les forces du marché tout en conservant la motivation humaniste initiale.

Les solutions technologi­ques pour les pays pauvres doivent être robustes, durables, bon marché, peu polluantes, simples d'utilisatio­n et efficaces. Ces caractéris­tiques ne sont-elles pas également cruciales pour l'avenir de nos sociétés? En se préoccupan­t du sort des plus pauvres, nous progresson­s tous. Revenons à Einstein: si les guerres et les conflits ont été le moteur de tant d'innovation­s pendant le XXe siècle, faisons en sorte que le moteur de l'innovation du XIXe soit celui de l'humanisme et de l'empathie. Une nouvelle approche, qui s'appuie à la fois sur la curiosité – moteur traditionn­el de la science – et sur ces valeurs d'empathie et d'humanisme, offre un grand potentiel d'innovation. Il est temps pour notre humanité de rattraper notre technologi­e.

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