«L’accès aux marchés étrangers est essentiel»
Alors que la production industrielle est en phase de redémarrage, Philippe Cordonier, membre de la direction de Swissmem, plaide pour une stratégie qui protégerait les exportateurs suisses des tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine
L’industrie suisse exporte 80% de sa production. C’est pourquoi Swissmem, l’organisation faîtière de l’industrie des machines, des équipements électriques et des métaux, tient à l’ouverture des marchés ainsi qu’aux accords de libre-échange pour accéder aux clients aux quatre coins du monde. Le Covid-19, les relations Suisse-Union européenne, l’achat des F-35 américains et, bien sûr, la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis sont autant de sujets qu’aborde Philippe Cordonier dans une interview au Temps.
Pourquoi, selon vous, la Suisse a plutôt mieux résisté à la crise que d’autres pays comparables? Parce que l’industrie n’a pas fermé. Parce que la Confédération a mis en place les réductions de l’horaire de travail (RHT) afin que les entreprises préservent les places de travail. Swissmem s’est battue pour une prolongation des RHT de 12 à 18, puis à 24 mois. Et parce que dans cette phase de redémarrage, les entreprises peuvent rapidement monter en puissance grâce à leurs collaborateurs qu’elles ont pu garder. Nous avons également obtenu une augmentation de l’aide aux projets Innosuisse, financés à parts égales par des fonds publics et par les entreprises. Objectif: pouvoir continuer à innover.
Quelle a été la contribution de Swissmem à la sortie de crise? Nous avons été très actifs sur deux axes. D’abord auprès de nos membres. Les entreprises ont été, presque du jour au lendemain, amenées à mettre en oeuvre les mesures sanitaires, comme la distanciation sociale, décidées par le Conseil fédéral. Nous avons été sollicités comme jamais par nos membres. Au plus fort de la crise sanitaire, nous dispensions quotidiennement plus de 100 conseils juridiques, notamment aux responsables des ressources humaines. Nous avons édicté un mode d’emploi; ce document de plus d’une trentaine de pages en est actuellement à sa 22e version.
Ensuite, nous avons agi avec force et conviction et fait comprendre à toute la classe politique qu’il fallait éviter un «lockdown» de l’industrie. Le Conseil fédéral était à deux doigts de tout fermer. Une telle mesure aurait paralysé la machine industrielle mais aussi toutes les infrastructures du pays, avec des conséquences néfastes qu’on peut imaginer. Grâce à notre travail de lobbying, l’économie a continué à tourner, au ralenti certes. Aujourd’hui, la politique reconnaît la justesse de nos démarches.
Le Conseil fédéral a-t-il bien géré la crise sanitaire et économique? Globalement oui. Il a fait face à une situation inconnue. Il n’était certes pas facile de prendre des décisions. Néanmoins, la décision de mettre en place les RHT et de les poursuivre jusqu’à 24 mois et l’achat des deux meilleurs vaccins constituent des mesures qui ont donné de la confiance pour sortir au plus vite de la crise.
Puisqu’on est dans la phase de redémarrage, quelles sont les perspectives à court et moyen terme pour notre tissu industriel? L’année 2020, c’était la pandémie. Mais 2019 n’était pas non plus une bonne année. L’industrie automobile allemande, qui absorbe 26% de nos exportations, était en crise. En ce qui concerne 2021, le ciel s’éclaircit enfin. Mais attention, ce redémarrage est hétérogène. Nos fournisseurs à l’industrie automobile sont encore dans une situation compliquée. On ne sait pas la tournure que va prendre la mobilité électrique. Ce secteur est dans l’incertitude ou, dans les meilleurs des cas, dans une phase transitoire. L’aéronautique connaît un redécollage lent. Mais il y a d’autres domaines – électronique, pharma, chimie, médical – qui vont très bien, mais nous ne savons pas si la reprise sera suivie par une chute ou pas. Par-dessus tout, les incertitudes liées notamment à la pandémie n’ont pas disparu.
Selon UBS, une pénurie de la maind’oeuvre pourrait ralentir le redémarrage… Notre branche compte 320000 collaborateurs en Suisse. Nous avons déjà perdu près de 30000 places de travail à cause du franc fort par rapport à l’euro durant les six dernières années. En 2019, nous en avons encore perdu environ 3000. A présent, alors que l’activité reprend, nous sommes effectivement en manque de collaborateurs qualifiés. C’est un problème récurrent en Suisse. C’est pourquoi nous allons vers les jeunes et les femmes, pour leur montrer l’attractivité de notre branche. Notre argument principal est que chacun, à partir d’un CFC, peut prétendre à une belle carrière dans l’industrie.
Le franc fort, parlons-en. Est-il encore fort? Le franc, par rapport à l’euro, reste un problème pour notre industrie d’exportation car il est surévalué aujourd’hui encore. Ces jours, l’euro s’échange à environ 1,20 franc, ce qui est certainement mieux que lorsqu’il s’approchait de la parité. Pour les entreprises, la perte de marge se situe à près de 15 à 20%, ce que la Banque nationale suisse admet aussi. Dans la constellation de nos difficultés, le franc fort en est toujours une. Je dois toutefois dire que beaucoup d’entreprises ont intégré la cherté de notre monnaie dans leur planification financière. Notamment par des baisses des coûts, des gains d’efficacité et de rendement ou encore par des assurances contre les risques de change.
Venons-en aux relations Suisse-Union européenne. Swissmem a visiblement été déçue de l’interruption des négociations d’un accord-cadre pour pérenniser les relations bilatérales. Est-ce exact?
Nous étions la seule organisation économique qui s’est autant engagée en faveur d’un tel accord. Dès lors, nous regrettons la décision du Conseil fédéral. Cela dit, il n’y a pas d’incidence directe à court terme pour nos entreprises. En revanche, ce qui pose problème, c’est de savoir comment les accords bilatéraux vont subsister après leurs échéances. Par exemple, la directive «Machines» de l’Union européenne (UE) sur la certification des machines arrivera à échéance en 2023. Bruxelles va la renouveler, sans que nous y soyons associés. Conséquences: les machines fabriquées en Suisse n’auront plus le fameux certificat «CE» comme c’est le cas maintenant. Nos entreprises devront alors faire certifier leurs produits dans l’un des pays de l’UE. Ce qui implique des coûts supplémentaires. Nous regrettons aussi que les entreprises suisses soient exclues du programme de recherche Horizon Europe et n’aient pas accès à ce fonds européen de l’innovation. La balle est maintenant dans le camp du Conseil fédéral.
Quelle est la position de Swissmem par rapport à la décision du Conseil fédéral d’acheter les avions F-35 américains?
Nous étions neutres par rapport aux quatre concurrents. Désormais, notre travail est de veiller à ce que le vendeur Lockheed Martin respecte son obligation d’acheter des composants en Suisse à hauteur de 3,6 milliards de francs, soit 60% du contrat, auprès des industriels suisses. Sont directement concernées plus de 60 entreprises, regroupées dans notre association sectorielle SWISS ASD (aéronautique-sécurité-défense). Et en plus, Lockheed devra s’approvisionner jusqu’à 30% en Suisse romande. Nous avons la même préoccupation pour l’achat du matériel pour la défense sol-air d’un montant de 2 milliards de francs, qui se déroule en parallèle avec des affaires compensatoires pour 100% du montant de l’achat.
La semaine passée, Swissmem a publié des recommandations sur comment s’accrocher au marché chinois. Est-il si important? La Chine représente 7% de nos exportations. C’est peu par rapport aux 55% qui vont sur le marché européen. En revanche, son potentiel de croissance est énorme. Nous avons constaté que la dégradation des relations commerciales Etats-Unis-Chine pourrait avoir des retombées négatives pour nous. C’est dans ce contexte que nous voulons jouer la carte de la neutralité entre les deux blocs, la promotion des règles internationales de libreéchange et de la haute qualité de nos produits pour préserver notre part de marché. Nous voulons éviter les sanctions unilatérales qui sont un poison pour le commerce international. Nous avons publié ces recommandations aussi parce que nous avons constaté une surenchère en «China bashing» même au niveau parlementaire. Ces initiatives vont à l’encontre de notre traditionnelle diplomatie commerciale.
Vous vous rendez compte que Swissmem endosse une position qui n’est pas celle du Conseil fédéral ni celle de nos pays amis? On ne se voile pas la face et on ne sous-estime pas les problèmes en Chine, notamment sur les questions de droits humains. Notre étude évoque aussi les problèmes que nous avons pour l’accès au marché chinois. Mais nous préférons la diplomatie aux effets de manche. Prendre des sanctions unilatérales, c’est faire du «trumpisme».
Le 25 juin dernier, Swissmem a organisé la 14e journée de l’industrie consacrée à l’accès aux marchés. Quel est le principal message qui en est ressorti? Cette journée de rencontre entre les associations économiques et le monde politique est un événement annuel de premier ordre. L’édition 2021 portait sur l’importance de l’accès aux marchés et des accords de libreéchange (ALE). 80% de la production industrielle de notre branche en Suisse est destinée à l’exportation. Les ALE sont des instruments qui nous donnent accès aux marchés sans taxes douanières. C’est le cas avec l’Union européenne (UE), avec qui nous avons un ALE «de luxe»; l’UE absorbe 55% de nos exportations sans taxes, mais aussi sans contraintes administratives. Nos partenaires sont aussi gagnants; plus particulièrement les pays émergents qui ont accès à nos produits technologiques de la dernière génération.
Mais quelle est la spécificité suisse par rapport à d’autres pays exportateurs industriels? Notre force est la diversité de nos domaines d’activité. L’Allemagne par exemple est forte dans l’automobile, la France dans le nucléaire et l’aéronautique. La Suisse excelle par contre dans les techniques de fabrication de haute précision et à forte valeur ajoutée pour des produits de niche en sous-traitance qui se retrouvent dans l’ensemble des activités industrielles. Cette diversité est unique dans le monde. Puisqu’on est dans les niches, il faut être les meilleurs et indispensables; nous le sommes. Chaque voiture comporte une pièce suisse sans laquelle elle ne roule pas. Notre excellence, nous la devons à notre système d’éducation qui est un mélange d’apprentissage et d’académique. Notre formation duale et nos écoles d’ingénieurs nous fournissent des collaborateurs qualifiés et compétents.
■
«On ne se voile pas la face et on ne sous-estime pas les problèmes en Chine, notamment sur les questions de droits humains. Mais nous préférons la diplomatie aux effets de manche»