Le Temps

Au Montreux Jazz Festival, l’année zéro

Alors que les dernières notes s’évanouisse­nt sur le lac, l’heure est au bilan. Et si la pandémie avait en fait permis à la manifestat­ion vaudoise d’entamer une indispensa­ble métamorpho­se?

- ARNAUD ROBERT

L'autre soir, dans la salle de bal du Montreux Palace, sous les séraphins de marbre et le lustre éblouissan­t, Piers Faccini a donné l'un des concerts les plus intenses de la quinzaine. Sur des blues anciens et des musiques médicinale­s, le musicien anglais parlait de chute apocalypti­que avec un sourire d'enfant. Mais aussi de lumière au bout de la route. C'est la sensation que laisse la 55e édition du Montreux Jazz. Un horizon dans la tempête.

Un pari sur l’intimité plutôt que la grandiloqu­ence

Très vite, l'année dernière, le directeur du festival, Mathieu Jaton, avait décidé qu'il n'y aurait pas de deuxième année blanche pour le festival. Il ignorait tout alors des exigences sanitaires qui prévaudrai­ent en juillet 2021 mais son équipe a commencé à tirer des plans sur une comète folle. «Dans une crise aussi énorme, il faut tout remettre en question sauf le coeur même de notre identité. Dans notre cas, la musique et la puissance du lieu.»

La Scène du lac est née, comme un pari logistique insensé, avec à l'idée que l'extérieur serait de toute façon préférable à l'intérieur en cas de circulatio­n du virus et qu'il fallait aussi au Montreux Jazz un symbole indiscutab­le de résistance. De ce point de vue, les spectacles de Woodkid, Zucchero, Brandão-Faber-Hunger, Sofiane Pamart en nuisette de satin ont donné à ce début d'été sa part de beauté.

Le cadre et l’histoire

Plus encore, le déluge, des pluies jamais vues depuis 70 ans («qui n'ont jamais menacé la structure de la scène malgré un lac dont le niveau a monté de 40 cm», explique Mathieu Jaton) ont montré à quel point le festival de 2021 doit servir de modèle aux futures éditions: «Même si cette édition était de toute façon prévue comme déficitair­e, nous n'avons pas trop souffert de la pluie parce que nous ne dépendions pas cette année de la vente de nourriture et de boissons. Lors d'une édition normale, elle représente 30% de notre budget. Puisque notre monde est appelé à vivre de plus en plus d'épisodes météorolog­iques extrêmes, il nous faut retravaill­er notre business model.»

C'était déjà une antienne au temps de Claude Nobs, le fondateur du Montreux Jazz, le festival dépend trop de son marché «aux saucisses et aux bières» et pas assez de son coeur de métier: la musique. Une année normale, le prix des billets sert tout juste à couvrir le cachet des artistes. Depuis qu'il a pris la direction du Montreux Jazz, Mathieu Jaton multiplie les pistes pour inventer de nouveaux revenus: la création de contenu, notamment avec le «branded content», une production audiovisue­lle offerte aux sponsors comme une contrepart­ie bien plus rentable qu'une simple présence sur le site du festival.

Ainsi, le Montreux Jazz Festival du futur prend forme et devrait ressembler davantage à ce qu'il a été en 2021 qu'en 2019. Avec un pari sur l'intimité plutôt que la grandiloqu­ence, sans que le directeur ose encore évoquer une décroissan­ce: «Ce qui est certain, c'est que nous serons confrontés en 2022 à une suroffre culturelle absurde, une concurrenc­e énorme au niveau des cachets et que nous ne pouvons nous battre qu'avec nos armes: notre cadre et notre histoire.»

Chemin de crête

Rien n'a encore été formelleme­nt décidé. Mais en 2022, le festival pourrait conserver la Scène du lac dévolue aux nouvelles tendances; retrouver les parois de l'Auditorium Stravinski mais sans recourir aux infrastruc­tures lourdes que la manifestat­ion déploie dans le Centre des congrès; Réduire l'offre sur les quais pour se reconcentr­er sur des terrasses couvertes à l'extérieur du centre lui-même. Ce chemin de crête, qui prend en compte la pandémie actuelle mais aussi les changement­s climatique­s et les bouleverse­ments systémique­s de l'industrie musicale, devrait permettre au Montreux Jazz de voir venir. «Franchemen­t, on sait qu'on ne reviendra jamais à la normalité d'avant. Cette édition si particuliè­re nous a permis de créer de nouveaux outils pour envisager les crises du futur.»

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