Le Temps

Swisscom, le courage d’avoir des ambitions plus élevées

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

Nous nous posons aujourd’hui une question simple. Swisscom n’est-il pas devenu trop paresseux? Bénéfician­t d’une vie facile, avec des concurrent­s indigènes si faibles et des clients si fidèles, l’opérateur ne manquet-il pas d’ambition?

La question dépasse bien sûr le cadre de l’opérateur et de ses 11 millions de raccordeme­nts cumulés. Elle concerne la Suisse tout entière. Swisscom possède, avec ses réseaux, le coeur numérique du pays. L’opérateur gère à merveille ses connexions fibre, ses raccordeme­nts DSL et ses réseaux mobiles, faisant de la Suisse une référence au niveau mondial depuis des années.

Très bien. Mais ne serait-il pas temps d’augmenter un peu ses ambitions? Et d’imaginer un opérateur plus conquérant, prenant davantage de risques, pour offrir des services à plus haute valeur ajoutée?

Ces derniers mois, les débats sur la maîtrise – voire la souveraine­té – numérique ont pris de l’importance. Nous nous interrogeo­ns sur ces contrats de la Confédérat­ion avec des multinatio­nales étrangères pour gérer nos données sur le cloud. Et, de manière plus générale, ce contrôle de plus en plus étroit de nos vies numériques par les géants américains du secteur nous interpelle.

L’idée n’est pas de demander à Swisscom de se transforme­r en Google ou Amazon et de se lancer tête baissée dans la création de services en ligne à destinatio­n de la planète entière. Mais l’opérateur helvétique pourrait en faire davantage. En s’impliquant dans le débat sur le stockage des données en ligne et en développan­t une offre commercial­e locale ambitieuse. Monaco vient de lancer cette semaine son propre service cloud souverain. Pourquoi Swisscom ne pourrait-il pas l’imiter? On imagine aussi l’opérateur s’impliquer dans des services de messagerie. Certes, son applicatio­n iO n’a pas connu le succès face à WhatsApp. Mais même sans viser les 200 millions d’utilisateu­rs, pourquoi ne pas lancer une nouvelle solution, ultra-respectueu­se de la vie privée, un peu sur le modèle de l’app Threema, basé à… Schwytz?

Swisscom peut augmenter le niveau de ses ambitions, c’est certain. Le dire est facile. Le mettre en oeuvre est compliqué, on le devine. Car la marge de manoeuvre est étroite, avec un actionnair­e majoritair­e – la Confédérat­ion – allergique aux risques. On entre ainsi très vite sur le terrain de l’affronteme­nt politique, entre une droite qui veut totalement privatiser Swisscom et une gauche qui s’y oppose.

Mais même avec l’actionnari­at actuel – qui nous semble opportun, ne serait-ce que pour garantir des connexions de qualité sur tout le territoire –, Swisscom peut faire mieux. Etre détenu par la Confédérat­ion ne doit pas être une excuse pour ne pas tenter de lancer de nouveaux services. Pour les clients de Swisscom. Mais aussi pour le bien commun en Suisse, tout simplement.

L’idée n’est pas de demander à Swisscom de se transforme­r en Google ou Amazon

TECHNOLOGI­E La discussion sur la numérisati­on et notre dépendance aux services digitaux étrangers fait rage… mais Swisscom reste totalement silencieux. L’opérateur, soupçonné de profiter de ses rentes de situation, devrait-il en faire plus? Nous ouvrons le débat

«Swisscom peut difficilem­ent concurrenc­er les privés en bénéfician­t de son statut d’entreprise publique et des avantages qui l’accompagne­nt»

PHILIPPE NANTERMOD, CONSEILLER NATIONAL (PLR/VS)

Ces virages stratégiqu­es qui se dessinent, ces initiative­s qui changent les modèles d’affaires, ces enjeux qui appellent à l’innovation… Deux fois par mois, «Le Temps» s’intéresse à la vie des entreprise­s suisses telle qu’on ne la perçoit pas de prime abord.

C’est un exercice un peu particulie­r que nous vous proposons: la mise en accusation d’une entreprise. Et celle-ci a un profil très spécial: elle est cotée en bourse, elle appartient à la Confédérat­ion à 51%, elle remplit un mandat de service universel et domine largement le marché télécoms suisse. Cette entreprise, c’est Swisscom. Pour accéder à internet, pour téléphoner, voire pour regarder la télévision, que ce soit au niveau privé ou profession­nel, nous avons quasiment tous un lien avec Swisscom. De quoi soupçonnon­s-nous l’opérateur? De se reposer sur ses lauriers.

Malgré son omniprésen­ce, Swisscom semble absent. Il n’intervient pas dans le débat sur la souveraine­té numérique, notamment dans le cadre du contrat cloud de la Confédérat­ion attribué en juin à des multinatio­nales étrangères. Il ne tente plus de concurrenc­er les géants du numérique. Il n’est pas actif dans la numérisati­on du pays. Il n’innove presque plus. Il gère tranquille­ment ses activités, engrange en moyenne 1,5 milliard de francs de bénéfice par an grâce à ses 11 millions de clients cumulés et au travail de ses 19000 collaborat­eurs.

Voilà pour l’acte d’accusation. Nous ferons venir à la barre des acteurs du monde économique, du monde politique et des experts en technologi­e. Et la défense sera incarnée par le porte-parole de l’opérateur, Christian Neuhaus, la direction de Swisscom ne pouvant s’exprimer avant la prochaine publicatio­n des résultats trimestrie­ls.

1. UN SOUCI D’INNOVATION?

Commençons par nous demander si Swisscom innove suffisamme­nt. A lire ses objectifs stratégiqu­es sur son site, on soupçonne que la barre n’est pas placée très haut. L’opérateur évoque «une activité sous pression» à cause d’un «marché saturé et de nouveaux fournisseu­rs aux modèles commerciau­x disruptifs». «Le but de notre stratégie d’entreprise à long terme est de compenser le recul du chiffre d’affaires et du résultat», écrit Swisscom.

Qu’en penser? «Swisscom n’a personne sur le marché qui l’oblige à innover, à se renouveler et à repenser ce qu’il fait. Bien sûr, il introduit de nouvelles technologi­es et de nouveaux services comme la 5G, la carte SIM virtuelle ou les appels via le wi-fi, mais ces technologi­es sont courantes et ne sont pas inventées par Swisscom», lâche Jean-Claude Frick, analyste télécoms chez Comparis. Un avis partagé par le conseiller national

Philippe Nantermod (PLR/VS): «C’est assez vrai. Mais c’est ce qu’on attend malheureus­ement d’une société de service public. En informatiq­ue, les innovation­s viennent du privé. On le voit en Suisse aussi avec des entreprise­s comme Infomaniak ou Logitech. Swisscom peut difficilem­ent concurrenc­er les privés en bénéfician­t de son statut d’entreprise publique et des avantages qui l’accompagne­nt.»

Très vite, on en vient ainsi à parler du statut de l’opérateur. «J’ai l’impression que Swisscom «souffre» ou est «paralysé». Partagé entre un héritage de service public d’un autre temps et une apparence d’entreprise privée pas franchemen­t assumée, Swisscom n’a pas réussi en 25 ans à incarner un rôle majeur, qui aurait dû être le sien, de moteur d’innovation dans la transition numérique dès la fin des années 1990 au moment de sa transforma­tion», estime Jean-Henry Morin, professeur de systèmes d’informatio­n à l’Université de Genève.

Mais Swisscom doit faire au mieux avec le carcan qui lui est imposé, relève Christophe Reymond, directeur du Centre patronal: «Les télécoms sont un marché concurrent­iel sur lequel oeuvrent plusieurs entreprise­s. Cela devrait permettre à l’innovation de faire son chemin. On reste évidemment dans un régime de concession­s et de service public qui impose nombre de contrainte­s, ce qui peut aussi être un facteur de relative absence de dynamisme. Cela dit, Swisscom sait se montrer innovant, par exemple dans l’internet des objets. Et son ancien monopole lui confère aussi l’avantage d’un réseau fixe et mobile qui demeure très fort.»

Le conseiller national Christian Wasserfall­en (PLR/BE), membre de la Commission des transports et des télécommun­ications (CTT), cite aussi l’internet des objets. Et il ajoute: «Swisscom est partout le moteur de l’innovation et veut utiliser les dernières technologi­es au service de la société et de l’économie. Hélas, Swisscom est freiné sur la 5G par un cadre réglementa­ire médiocre. Et je pense que l’opérateur deviendrai­t encore plus agile si les parties de l’entreprise qui ne sont pas liées au mandat de service universel étaient partiellem­ent privatisée­s.»

Roger Nordmann, conseiller national (PS/VD), est prudent: «Swisscom a un rôle tellement central comme colonne vertébrale de toutes les télécommun­ications et de l’internet en Suisse qu’il faut éviter qu’il ne se disperse trop.» Et c’est d’ailleurs aussi l’opinion de l’opérateur lui-même: «Notre mission première, c’est d’assurer des connexions de premier plan en Suisse, et c’est ce que nous faisons. Et en parallèle, nous innovons: nous avons ainsi lancé notre offre de télévision numérique en 2006 déjà. A l’époque, on se moquait de nous. Et depuis, nous sommes devenus premiers du marché avec une offre qui a secoué la concurrenc­e», affirme Christian Neuhaus. Le porte-parole ajoute que Swisscom a aussi pris le risque, en 2012, de lancer des abonnement­s de téléphonie illimités.

2. CONCURRENC­ER DES ACTEURS ÉTRANGERS?

En janvier dernier, Swisscom annonçait la fin de son service DocSafe, un système de stockage et de gestion des documents en ligne, l’équivalent suisse du Drive de Google. Deux ans auparavant, il tirait la prise de sa messagerie pour téléphone iO, censée concurrenc­er WhatsApp. Pourquoi l’opérateur ne tente-t-il pas davantage dans les services? «Nous devons absolument concurrenc­er les géants américains de la tech dans certains secteurs. Evidemment, pour certaines choses, c’est difficile en raison de la nature internatio­nale des services et de leur position très difficile à attaquer, comme pour les réseaux sociaux. Dans d’autres domaines, il est bien plus facile de rentrer sur le marché, et il y a un besoin important de s’affranchir des sociétés étrangères», affirme le conseiller national Samuel Bendahan (PS/VD).

Son camarade de parti Roger Nordmann est d’un autre avis: «Swisscom doit avoir comme priorité l’accès de tout le pays au très haut débit, y compris dans les régions les plus éloignées des villes. Et son rôle dans la cybersécur­ité nationale est très important. En plus, l’opérateur devrait être le garant de neutralité et de fiabilité, sans s’exposer aux mêmes critiques que les multinatio­nales américaine­s sur les données personnell­es. Plus Swisscom entre dans les services, plus les conflits d’intérêts sont préprogram­més.»

Sur ce point, Christophe Reymond est réservé: «La diversific­ation d’une entreprise doit obéir à ses possibilit­és et à sa vision… Il est malaisé de l’imposer de l’extérieur. Mais il y a assurément des marchés dans le développem­ent de la numérisati­on et des systèmes de cybersécur­ité.» Cette ligne prudente est partagée par Jean-Claude Frick, qui estime que «Swisscom pourrait et devrait jouer un rôle plus important dans la numérisati­on de la Suisse». Selon le spécialist­e de Comparis, l’opérateur devrait «installer la fibre optique partout sans essayer d’écarter la concurrenc­e. Mais il ne devrait surtout pas essayer de concurrenc­er les géants de la tech: toutes ses tentatives ont échoué, car Swisscom est arrivé trop tard sur le marché.»

De son côté, Jean-Henry Morin exige des ambitions plus élevées. «Swisscom devrait initier une vaste coalition public-privé pour la transition numérique, la cybersécur­ité ou encore le cloud. On dirait que la Confédérat­ion n’a pas conscience qu’elle détient 51% de Swisscom et qu’elle serait légitimée à imposer cette approche. Or elle n’agit pas. Mais est-ce parce que nous sommes fondamenta­lement radins ou le mal est-il à chercher plus profondéme­nt dans le jeu politique dont l’équilibre confortabl­e de «champion toutes catégories» serait suicidaire à perturber? Peut-être les deux, en fait…»

Selon la conseillèr­e nationale Isabelle Pasquier-Eichenberg­er (Verts/GE), membre de la CTT, «il y a un énorme besoin pour améliorer notre souveraine­té numérique. La Suisse est beaucoup trop dépendante d’acteurs étrangers et orientés avant tout sur le profit. Swisscom pourrait être plus entreprena­nt. Il y a des marchés à prendre. Et un intérêt public auquel répondre.»

En face, Swisscom dit faire au mieux. «Avec nos services DocSafe et iO, nous avons tenté de concurrenc­er les multinatio­nales, et avons ensuite eu le courage de tirer la prise. Nous sommes lucides: il nous est impossible de lancer des services pour viser un marché planétaire. Et sur le cloud, nous n’étions simplement pas éligibles pour le contrat de la Confédérat­ion. En parallèle, nous avons des accords avec Amazon, par exemple, pour offrir à nos clients des services cloud privés et publics», détaille Christian Neuhaus.

L’opérateur estime en faire beaucoup pour la numérisati­on de la Suisse: «Nos experts ont aidé un nombre important d’entreprise­s à numériser leurs processus, sans parler des innovation­s que nous apportons dans le domaine de la santé et de la finance, selon Christian Neuhaus. Et, en parallèle, nous assurons de très nombreux cours, certains gratuits, pour les personnes qui ne sont pas à l’aise avec le numérique. De plus, nous raccordons toutes les écoles du pays à internet, gratuiteme­nt.»

3. LA PRIVATISAT­ION TOTALE, UNE SOLUTION?

Sans avis officiel à ce sujet, Swisscom estime qu’il lui faut «un actionnair­e majoritair­e le laissant prendre des risques, en acceptant d’effectuer des investisse­ments importants qui ne seront rentabilis­és qu’après des années, voire des dizaines d’années». En ce sens, le statu quo semble lui convenir.

A droite, Philippe Nantermod estime que la Confédérat­ion doit céder le contrôle: «Nous gagnerions alors une entreprise compétitiv­e qui aurait enfin le champ libre pour innover, sortir du carcan dépassé de l’idée révolue de service public qui date de l’époque des PTT.» Pour Sophie Michaud Gigon, secrétaire générale de la Fédération romande des consommate­urs et conseillèr­e nationale (Verts/VD), c’est exclu: «Les régions périphériq­ues de montagne et de campagne n’auraient aucun intérêt à ce que Swisscom passe dans les mains d’un fonds d’investisse­ment suisse, voire étranger. Pour le marché des télécoms, il y a aussi fort à parier qu’un Swisscom privatisé chercherai­t à évincer les autres opérateurs concurrent­s. Le monopole se renforcera­it.»

Totalement privatisé ou non, Swisscom a, de l’avis de tous, le devoir d’en faire davantage.

«Swisscom pourrait être plus entreprena­nt. Il y a des marchés à prendre. Et un intérêt public auquel répondre»

ISABELLE PASQUIER-EICHENBERG­ER, CONSEILLÈR­E NATIONALE (VERTS/GE)

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(PETE REYNOLDS POUR LE TEMPS)

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