Le Temps

Le triomphe culturel sud-coréen et ce qu’il dit

- FRÉDÉRIC KOLLER JOURNALIST­E

Il y a quelques jours, un diplomate de la République de Corée (Corée du Sud) nous alerte sur l’anniversai­re du 9 octobre. Ce jour-là, ses concitoyen­s ont congé. Le 9 octobre? C’est à cette date qu’en 1446, le roi Sejong promulguai­t un nouvel alphabet en complément des caractères chinois utilisés jusque-là: le hangeul. Avec 14 consonnes et 10 voyelles de base, il est considéré comme le système de transcript­ion d’une langue le plus logique au monde. «Vous apprenez son fonctionne­ment en deux heures», assure-t-il. Un alphabet d’une géniale simplicité qui explique que la Corée du Sud ne connaît quasiment plus l’analphabét­isme. Et que le hangeul est devenu un produit d’exportatio­n: ces dernières années, trois tribus dépourvues jusque-là d’écritures l’ont adopté, en Bolivie, en Indonésie et sur les îles Salomon.

Un peu à l’image du hangeul, l’industrie culturelle sud-coréenne connaît un développem­ent spectacula­ire depuis une bonne décennie. Après les phénomènes Psy («Gangnam style») et BTS (K-pop) dans le domaine musical, on assiste à une déferlante dans le cinéma (Parasite et Minari), dans les mangas et aujourd’hui dans les séries télévisées. «Le Jeu du calamar» (Squid Game) a conquis la planète en un mois et neuf épisodes. Le diplomate n’a pas suivi la série (et ne prévoit pas de la visionner), mais il y voit un signe: «La puissance culturelle de la Corée du Sud s’ajuste à sa puissance économique.»

En termes de produit intérieur brut, la Corée du Sud est au 12e rang mondial. Elle occupe entre le 10e et le 15e rang lorsqu’on parle de «puissance nationale totale» qui prend en compte la puissance militaire, la puissance économique et le soft power. «Jusqu’ici, en comparaiso­n avec les pays européens, notre influence culturelle était limitée.» Il faudrait donc parler de rattrapage. Les séries sud-coréennes fascinent le public depuis longtemps en Asie, puis ce fut en Amérique du Sud. Cela arrive à présent en Europe. Comme pour la K-pop.

Le raisonneme­nt a ses limites. Comment expliquer que d’autres puissances, avec un PIB et une puissance totale plus élevés, soient quasiment absentes sinon de la scène culturelle mondiale du moins de la culture de masse, celle qui influence les jeunes génération­s. Si l’on peut désormais comparer la Corée du Sud avec le Japon, la différence avec la Chine est par exemple abyssale. Notre interlocut­eur voit trois facteurs: la créativité des Coréens (avec une tradition musicale et de récits), la force des réseaux sociaux (le soutien gouverneme­ntal est secondaire) et l’image de la Corée du Sud. Elle est paisible, jugée «non agressive».

Le rayonnemen­t culturel sud-coréen atteste d’une dernière réalité: celui d’une réussite hors norme. Comptant parmi les pays les plus pauvres de la planète il y a soixante ans, au sortir de la guerre, la Corée du Sud est aujourd’hui l’un des plus riches. Elle se situe au niveau de l’Italie, pas très loin de l’Allemagne. C’est le premier «pays en voie de développem­ent» à être reclassé par l’ONU en «pays développé». Le 2 juillet dernier, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développem­ent (Cnuced) changeait son statut. «Du jamais vu.» Une reconnaiss­ance et une charge nouvelle.

Le succès du «Jeu du calamar» rappelle toutefois d’autres facettes de cette expérience: la Corée du Sud est l’un des pays avec le plus fort taux de suicide, avec la démographi­e la plus faible et avec les disparités sociales les plus fortes au monde. La violence extrême mise en scène dans la série – comme dans Parasite – dénonce une violence sociale bien réelle, celle d’une hiérarchie de classes qui détermine de plus en plus la vie des individus. Le diplomate déplore la «cruauté» et les éventuels «effets secondaire­s» du jeu «un, deux, trois, soleil» revisité au fil des épisodes. Est-ce pour cela qu’il voulait parler de l’anniversai­re du 9 octobre? Le hangeul véhicule un tout autre message, celui d’une égalité d’accès à l’éducation rendue possible par un lointain roi. ■

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