Dépolitiser la justice
Ne soyons pas naïfs. L’opposition du Conseil fédéral et du parlement à l’initiative populaire «Désignation des juges fédéraux par tirage au sort» ne se justifie pas seulement par le caractère «exotique» de l’utilisation du hasard imaginée par les initiants, selon le mot de la ministre de la Justice, Karin Keller-Sutter. Certes, le texte concocté par l’entrepreneur thurgovien Adrian Gasser répond par un système très aléatoire, étranger à l’ordre juridique suisse, à un vrai problème, la dépolitisation de la justice et l’indépendance des juges. Mais derrière le rejet assez sec de l’initiative, sans contre-projet, par le Conseil fédéral et les Chambres fédérales, derrière l’autosatisfaction dont se rengorgent les parlementaires et le gouvernement, il y a bien sûr un vieux fond de rivalité et des tensions plus récentes encore entre les deux pouvoirs, politique et judiciaire. Alors que le Tribunal fédéral se pose désormais en arbitre de la démocratie directe et étend son influence dans l’élaboration des politiques publiques, la «république des juges», Berne entend bien rappeler de qui les juges obtiennent leur légitimité.
Certes, dans son message concluant au rejet de «l’initiative sur la Justice», le Conseil fédéral admet qu’il «existe une relation d’antagonisme entre l’autonomie dans la prise de décisions et le fait que les juges doivent être membres d’un parti et verser à ce dernier des contributions prélevées sur leur traitement». Il va jusqu’à reconnaître que «les arrêts rendus par un juge peuvent avoir des conséquences lors de la procédure de réélection», allusion aux pressions exercées par l’UDC sur «son juge» Yves Donzallaz. Ajoutant que «la pression que peuvent exercer les partis et les parlementaires lorsqu’ils menacent de ne pas réélire un magistrat est problématique au regard de l’indépendance des juges». A juste titre, le comité d’initiative avance que «le droit est certes rendu de manière indépendante en Suisse; toutefois, il en va ainsi non pas en raison du système d’élection des magistrats en vigueur, mais en dépit de ce système».
Pour autant, malgré le brillant plaidoyer de la sénatrice Lisa Mazzone, le parlement n’a pas jugé nécessaire de corriger ces problèmes dans un contre-projet. On aurait ainsi pu se référer au modèle allemand, hybride, qui assure à la fois la légitimité démocratique des juges fédéraux, par le biais d’une commission d’élus du Bundestag et des Länder, et leur indépendance face au pouvoir politique par une désignation à vie.
Les pressions ne s’arrêteront pas là. Le Greco, l’organe européen anti-corruption, continuera à reprocher à la Suisse l’étroitesse des liens entre politique et justice et surtout les rétrocessions attendues du côté des partis. Une initiative du libéral Beat Walti demande également d’interdire les contributions des juges fédéraux aux partis. L’association suisse des magistrats de l’ordre judiciaire conteste à la fois l’obligation de l’appartenance politique, la réélection périodique et le lien financier. Dans les cantons, comme celui du Jura, les juges remettent en cause leurs liens avec les partis et le processus tend à une dépolitisation des candidatures. Ainsi, le gouvernement vaudois espère, par la création d’un Conseil de la magistrature, «dépolitiser autant que possible l’élection des magistrats». Dans la préservation du système actuel, il faut non seulement voir le signe du conservatisme de la Berne fédérale, un nouveau combat de retardement. Mais aussi un rappel de la prééminence du politique sur le judiciaire. ■
Berne entend bien rappeler de qui les juges obtiennent leur légitimité