Le Temps

«Le volcan libanais gronde de plus en plus fort»

- PROPOS RECUEILLIS PAR LUIS LEMA @luislema

L’écrivain libanais Charif Majdalani, qui a décrit «l’effondreme­nt» de son pays, n’est pas tendre envers les anciens chefs de guerre passés en politique. Il place ses espoirs dans les prochaines élections et des figures extérieure­s à la classe politique

Son dernier roman s’intitule Dernière Oasis. Bien que l’action se déroule dans le nord de l’Irak, aux prises avec l’avancée de l’Etat islamique (Daech), le titre semble faire résonance avec la situation que vit le Liban, dont Charif Majdalani avait détaillé la descente aux enfers dans son précédent livre (Beyrouth 2020: Journal d’un effondreme­nt,

Ed. Actes Sud), qui lui avait valu le Prix spécial du jury Femina. L’écrivain libanais participai­t ces jours aux Rencontres Orient-Occident qui se tiennent à Sierre, alors que Beyrouth était secoué jeudi par les plus violents affronteme­nts que la capitale ait connus depuis une décennie.

Dans votre dernier livre, vous décrivez une oasis fortement mise à mal par le fracas de la guerre. Or le Liban a souvent été perçu comme une oasis dans la région…

Dans tous les domaines, c’est vrai, le Liban apparaissa­it comme un lieu paisible, différent de son environnem­ent géographiq­ue. Les montagnes, la neige et l’eau dont il regorgeait faisaient par exemple que les Bédouins ou plus généraleme­nt les Arabes dans les déserts de l’Orient le regardaien­t comme un lieu d’exception et que les textes anciens, y compris la Bible, en ont fait le lieu de résidence des dieux. Mais métaphoriq­uement aussi, plus récemment, c’était une oasis au milieu des dictatures, ou des régimes socialiste­s du XXe siècle, qui ont toutes progressiv­ement tourné au désastre autour d’un Liban démocratiq­ue et libéral. Mais cette oasis portait en germe, elle aussi, d’autres désastres qui allaient s’abattre sur elle.

Comment cela?

Durant les «Trente Glorieuses», entre 1945 et 1975, qui correspond­ent à la première République libanaise, le Liban apparaissa­it comme le pays tranquille par excellence, où la vie était douce, mais il était en réalité profondéme­nt travaillé par ses contradict­ions, par des forces antagonist­es qui le déchiraien­t déjà, et qui le conduisire­nt à la guerre civile. Le schéma s’est répété à nouveau dans l’après-guerre, durant ce que j’appelle les nouvelles «trente glorieuses», de 1990 à 2020, avec les mêmes illusions sur un pays heureux qui cachaient d’effroyable­s problèmes. Pour changer de métaphore, j’ai souvent évoqué celle de population­s vivant au pied d’un volcan qui gronde mais aux grondement­s duquel ces population­s ne prêtent pas attention. Le volcan gronde de plus en plus fort, nul ne s’en soucie, on ne pense qu’à la belle vie que l’on a, puis il explose et emporte tout.

Un an après l’explosion du port de Beyrouth, «l’effondreme­nt» semble se poursuivre. Pourtant le Liban continue d’avoir cette image de lieu un peu à l’abri. Comme si, vu d’ici, on ne croyait pas vraiment à cette crise…

Ah, vous trouvez? Je pense plutôt que c’est aujourd’hui Dubaï et les monarchies du Golfe qui semblent des pays à l’abri des crises, au coeur du Moyen-Orient. Des pays qui tirent profit des conflits et des problèmes des autres pour se développer, comme l’avait fait en son temps le Liban. Même si les pays du Golfe ne sont pas des démocratie­s, ils ont pris la place du Liban, qui est désormais sérieuseme­nt à la traîne. Cela dit, il y a encore énormément d’argent au Liban, ou en tout cas à la dispositio­n du Liban, mais je ne sais pas s’il est encore possible que le pays retrouve jamais la place qu’il avait naguère.

On a pourtant beaucoup parlé de la capacité des Libanais à rebondir inépuisabl­ement…

Nous avons été en quelque sorte victimes de cette image de «pays phénix», capable sans fin de renaître de ses cendres. S’il y a un mot qui hérisse aujourd’hui mes compatriot­es, c’est bien celui de «résilience». Si quelqu’un est résilient au Liban, c’est bien plutôt la classe politique, comme elle ne cesse d’en donner la preuve. C’est elle qui se relève systématiq­uement après avoir été secouée et mise à mal. Cela dit, ce mot de «résilience» à propos du peuple libanais est très mal utilisé. La résilience ne consiste pas seulement à se relever après être tombé. Il n’y a résilience que si un trauma est reconnu comme tel, que réparation et justice sont faites. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Il y a quand même au Liban une situation qui semble claire: la présence d’anciens seigneurs de guerre qui se sont réparti le pays…

Les chefs de guerre qui ont muté en chefs politiques ne dirigent pas des communauté­s aux contours simples. La situation au sein même de chaque communauté est complexe. Il y a dans chacune des pôles d’attraction­s contradict­oires, qui poussent à des alliances souvent incompréhe­nsibles si on ne connaît pas la situation de manière fine. Prenez par exemple la situation des sunnites et de leurs chefs aujourd’hui: le chef du gouverneme­nt [Najib Mikati] est sunnite, mais a été adoubé par les chiites, ce qui fait que ce vieux loup de la finance internatio­nale, qui est en principe très proche de l’Arabie saoudite, n’est plus soutenu par les Saoudiens ses alliés naturels, puisqu’il s’est allié au Hezbollah… Et puis, sous ces fractures d’allure purement communauta­ire et confession­nelle, les questions d’ordre social jouent, elles aussi. Ainsi, les bourgeoisi­es de différente­s communauté­s peuvent s’allier entre elles tout en jouant à monter leurs bases populaires les unes contre les autres, et ainsi de suite…

Comment expliquez-vous le maintien au pouvoir de cette classe politique?

Les hommes qui la composent étaient tous des chefs de guerre, qui ont muté avec la paix pour devenir les hommes politiques de la deuxième république. Il était donc fatal qu’ils reconduise­nt les mêmes pratiques que du temps de la guerre, mais en temps de paix: ils ont ainsi mis la main sur l’Etat et désamorcé tous les contre-pouvoirs, justice, syndicats, etc. Ils ont en outre la capacité assez machiavéli­que de jouer sur la fibre communauta­ire à tout moment, de rejeter systématiq­uement la responsabi­lité des fautes commises par eux sur les leaders des autres communauté­s, et à polariser gravement le jeu politique et les tensions sur le terrain. Ils jouent aussi très habilement à leur avantage de tous les dysfonctio­nnements d’un système dont ils ont arrangé tous les rouages pour servir leurs seuls intérêts.

Placez-vous le moindre espoir dans les élections prévues l’année prochaine?

Oui, elles constituen­t le seul espoir de sortir de ce tunnel sinistre. Elles vont être certaineme­nt trafiquées, truquées, la caste politique va tout faire pour les remporter. Mais si nous parvenons à faire élire ne serait-ce que 20 ou 30 députés de l’opposition (sur 120), et donc issus de l’extérieur de la classe politique, quelque chose comme un espoir serait en train de naître. C’est bien la seule perspectiv­e qui s’offre à nous.

«Nous avons été en quelque sorte victimes de cette image de «pays phénix», capable sans fin de renaître de ses cendres»

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