«BALZAC VOIT UNE ÉPOQUE EN TRAIN DE BASCULER»
Adaptation par Xavier Giannoli d’une des pièces maîtresses de «La Comédie humaine», «Illusions perdues» impressionne par son souffle et ce qu’il dit d’une société corrompue par l’argent
◗ Huitième long métrage de Xavier Giannoli, Illusions perdues est aussi le plus ambitieux. Adapté du roman éponyme d’Honoré de Balzac, un des plus imposants de
La Comédie humaine, divisé en trois parties distinctes publiées entre 1837 et 1843, il raconte l’histoire d’un poète de province quittant Angoulême pour tenter de se faire éditer à Paris. Mais le titre est programmatique: le jeune et naïf Lucien de Rubempré va rapidement perdre ses illusions.
En 2015, Giannoli signait avec Marguerite une cruelle tragicomédie se déroulant dans le Paris des années 1920. On y découvrait une bonne société laissant une riche héritière massacrer impunément des grands airs d’opéra. Ce film parlait lui aussi d’un personnage vivant dans l’illusion, ce thème qui traverse quasiment toute l’oeuvre de Giannoli. Dans A
l’origine (2009), un escroc se fait passer pour le cadre d’une grande entreprise; dans Superstar (2012), un anonyme devient du jour ou lendemain célèbre; dans L’Apparition (2018), une jeune femme affirme avoir vu la Vierge…
Mensonges, arrangements avec la vérité, importance du statut social: Illusions perdues synthétise en quelque sorte toutes les obsessions qui traversent la filmographie du cinéaste. Au téléphone, le Francilien rigole: «On me dit ça pour chaque film! Mais c’est vrai que je m’intéresse beaucoup à des personnages qui vivent dans l’illusion. Seront-ils capables d’affronter la réalité ou passeront-ils à côté de leur vie à cause de ces illusions? C’est ce qui travaille tous mes personnages: pour s’accrocher à la vie, ils veulent désespérément trouver quelque chose auquel croire.»
«Illusions perdues» est votre deuxième film d’époque après «Marguerite», mais il est beaucoup plus ambitieux en termes de narration. Est-ce un projet que vous portez depuis longtemps?
Il s’agit tout simplement du film que j’ai toujours voulu réaliser, avant même de faire du cinéma. J’ai lu Illusions perdues quand j’avais une quinzaine d’années, et depuis je n’ai jamais cessé de me documenter, de réfléchir et d’écouter de la musique en rêvant à ce que pourrait être une adaptation de ce roman qui m’avait tant bouleversé.
Il s’agit probablement du roman le plus imposant de «La Comédie humaine». Etait-ce dès le début évident de vous concentrer sur sa partie parisienne, la deuxième, plutôt que de tenter une adaptation de l’ensemble du récit?
Oui, c’était évident. Dans cette deuxième partie, intitulée «Un Grand Homme de province à Paris», il y a une vibration extraordinairement moderne, qui rappelle de manière cinglante l’époque qu’on est en train de vivre. Balzac voit naître le monde moderne, l’obsession du profit et le dévoiement – face à cette obsession de l’argent – de toutes les valeurs humaines et artistiques. Il observe un monde dans lequel tout est à vendre, les critiques, les applaudissements, les réputations, les corps… Avec une ironie cruelle et une inquiétude mouvante, il se demande alors comment garder de la valeur, de la beauté, de l’émotion.
Ce titre, «Illusions perdues», souligne bien le côté désenchanté du récit. Même le héros auquel on s’identifiera, Lucien de Rubempré, se révélera finalement moins vertueux que ce qu’on aurait pu espérer…
Je ne voulais pas que le titre Illusions perdues soit déceptif. J’essaie de montrer dans le film que ce jeune homme, qui va vivre un apprentissage par moments drôle et par moments cruel, sortira grandi d’avoir perdu ses illusions sur la nature du monde. Enfin, il pourra alors commencer à mener une vie qui sera peut-être plus intéressante.
L’autre aspect passionnant du récit, et qui est aussi d’actualité à l’heure des débats autour des «fake news», c’est la manière dont est montré le fonctionnement profondément amoral de journaux se moquant éperdument de la déontologie…
Balzac voit le moment où la presse va se transformer, où la communication va devenir commerciale. Et je pense évidemment aussi aux réseaux sociaux. Tout ce qu’on va commenter, y compris de notre vie la plus intime, va avoir une valeur marchande. Mais l’objet du livre, ce n’est évidemment pas de faire une charge univoque contre un certain journalisme; le projet de Balzac est beaucoup plus ample et intéressant. Il veut montrer comment tous ceux qui pourraient avoir un désir d’élévation et de pureté vont être amenés à faire des concessions qui vont vite devenir des compromissions. Mais en même temps, il reste un grand humanisme, il n’y a aucun discours moralisateur ou punitif. Je ne voulais dès lors pas faire une charge, être univoque; ce qui m’intéressait, c’est ce tremblement humain.
Comment adapter Balzac, une écriture aussi dense, avec de nombreux personnages aux profils psychologiques souvent finement décrits? Comment prendre cette pâte humaine pour en faire un film de deux heures trente, ce qui est à la fois très long et extrêmement court?
Le roman est électrique, il est traversé d’une énergie et d’un rythme extraordinaires. La richesse des personnages est un matériau cinématographique comme on n’en rencontre pas souvent dans une vie. Le travail s’est fait simplement, car je n’avais pas l’ambition de résumer 600 pages de roman en deux heures trente. Mon obsession, c’était la tension et le rythme. Balzac assiste à un basculement de civilisation, le moment où la France, et d’une certaine façon l’Europe, va s’ouvrir au libéralisme économique. Je voulais capter ce moment où la société parisienne va être prise d’une fièvre.
Le rythme passe beaucoup par la voix off, très littéraire. Un moyen de véritablement rendre hommage à la puissance de l’écriture balzacienne?
Il y avait de cela, mais pas seulement. Je suis un très grand admirateur des films de Martin Scorsese ou de Terrence Malick, qui utilisent beaucoup la voix off, où on raconte de manière documentaire une histoire. La voix off apporte un sentiment de réalité, elle décrit un monde. L’important était qu’elle ne soit pas un bête commentaire, mais organiquement liée au film. Elle est faite à la fois du texte de Balzac, et d’autres éléments que j’ai pris dans des livres que j’aime. Je suis très attaché au romanesque, j’ai besoin qu’on me raconte une histoire, mais aussi qu’on me dise quelque chose de cette histoire, qu’on creuse un personnage. Une voix off, si elle est bien employée, peut rajouter une dimension extraordinaire au cinéma, comme la musique.
Est-ce que d’une certaine manière il est plus difficile pour un metteur en scène de trouver sa place dans un film d’époque exigeant une minutieuse reconstitution? «Illusions perdues» tient presque de la chorégraphie…
J’ai eu la même liberté que quand je fais des films avec des budgets moins importants. J’ai porté cette adaptation pendant si longtemps qu’il n’était pas question que je ne fasse pas le film dont je rêvais. Quant à la place du metteur en scène, j’espère que les spectateurs verront qu’il s’agit d’un spectacle. Le roman a quelque chose qui se rapproche de l’opéra, il y a des scènes intimes et minimalistes et des grands mouvements de foule, et c’était extraordinaire à faire. Il y a chez Balzac des études à la fois psychologiques et politiques, on voit une époque qui est en train de basculer, et en même temps des moments de drôlerie; c’est un spectacle total. Vous parlez de chorégraphie, et tant mieux si vous avez ressenti cela: je voulais faire un film qui ait un rythme, une fièvre, qui soit toujours en mouvement. Il y a le mouvement des corps, celui des acteurs dans le cadre, de la caméra et enfin le mouvement d’une époque.